lundi 28 mars 2016

Le vieil homme dans le fauteuil

Le vieil homme dans le fauteuil lors du concert de Micah P Hinson. Qui est-il? Que faisait-il là? Je me suis posé la question. Enfin, pour être plus précis, c'était Carole qui m'avait prié de me poser la question. Ensuite je me suis demandé pourquoi se poser cette question. S'est-on déjà posé la même question à mon sujet? Quoi qu'il en soit, il me fallait des réponses. J'ai retrouvé et interrogé quelques personnes qui avaient assisté au concert. Nul ne le connaissait. Certains même ne l'avaient pas remarqué. N'ayant pas de photo à montrer, ma description du vieux dans le fauteuil était pour le moins approximative. Pour aller plus loin dans mes investigations, j'ai visionné les vidéos disponibles. A plusieurs reprises il semblait apparaître mais le manque d'éclairage m'empêchait de distinguer nettement son visage. Après avoir tenté quelques infructueux bidouillages, j'ai du me rendre à l'évidence qu'il me faudrait faire appel à un spécialiste de la reconnaissance faciale. Le hasard veut que j'en ai rencontré un lors de mon dernier passage à Sanaa. Tout comme nos immigrés se concentrent à la périphérie, les occidentaux se concentrent dans les palaces et sur leur intérêt. Toujours est-il que nous avons fait connaissance au bar du Lamar Hotel. Il était accompagné d'une jeune autochtone, dont, prit-il la peine de me préciser, il voulait faire le portrait. Ce qu'il faisait dans chaque pays qu'il traversait. Il me précisa qu'il possédait des milliers de clichés. Une mosaïque qui était le reflet d'une diversité, de nuances dessinées par les rencontres, les conquêtes, les exils. Il ouvrit un dossier dans son portable et me montra des visages. Une succession, une exposition, un flot, une multitude. Je lui fis remarquer que les sujets ne laissaient paraître aucune expression. Il m'expliqua que c'était un parti pris. Rien ne devait altérer ces visages. Ils ne devaient être que le reflet d'une culture, de brassages, de paysages. Aucun ne faisait l'objet d'un commentaire précisant le lieu de la prise de vue. C'est là qu'il m'apprit qu'il était capable d'associer tous ces visages à un pays, à une ville, à un village. Je lui demandai si la photographie était son activité professionnelle. Il me regarda quelques secondes. Comme il devait avoir classé mon visage depuis déjà plusieurs minutes, j'associai ces secondes à de l'hésitation. Il m'expliqua qu'il travaillait comme consultant dans une agence spécialisée dans la recherche d'individus. Il employa ce terme. Pour retrouver de la légèreté, je lui dis que j'aurais peut-être l'occasion de faire appel à ses talents, notamment le matin quand je ne me reconnaissais pas dans le glace de la salle de bain. Il me fit la grâce d'un sourire. Je le revis plusieurs soirs de suite, à chaque fois accompagné d'une nouvelle autochtone. Au cours de ce qui fut le dernier soir, il me donna ses coordonnées au cas où.
Le cas où se présentait avec le vieux. Je pris contact avec lui. J'éprouvai quelques difficultés à lui exposer mes motivations. Quelqu'un que je connaissais, plutôt à peine, se demandait qui était le vieux qui avait assisté au concert de Micah P Hinson et de surcroît dans un fauteuil. Et donc, pour lui faire plaisir, brave garçon, je m'étais engagé à faire des recherches pour découvrir l'identité du vieil homme dans le fauteuil. Je ne pus m'empêcher de lui faire part de mes doutes. Je lui transmis donc les vidéos et lui demandai s'il était d'une part en mesure de reconnaître le vieux et d'autre part de me donner son identité. Il allait voir ce qu'il pourrait faire. Sans prendre aucun engagement quant au résultat, il se donnait une semaine avant de reprendre contact. De mon côté, durant cette semaine je visionnai les vidéos d'autres concerts ayant eu lieu récemment dans le coin. Peut-être était-il un habitué que jamais personne ne remarquait. Je découvris bien ici et là quelques vieux mais aucun aussi vieux que celui du fauteuil. Il me fallut quelques jours pour qu'une évidence s'impose : le fauteuil était accessoire.
Mon ami le portraitiste, comme prévu, me rappela une semaine plus tard. Sa voix était empreinte d'une certaine gêne ou plutôt d'une retenue hésitante. Il me fit comprendre, ou du moins tenta, qu'il était préférable de stopper là toute recherche concernant le vieux dans le fauteuil. Je me permis de lui préciser que le fauteuil n'avait, de mon point de vue, aucune importance. Un blanc. Comme pour me rappeler qui était le professionnel, il utilisa l'expression il ne faut négliger aucun détail. D'accord, mais un fauteuil. Un canapé, à la rigueur. Si ce n'est qu'il était déjà occupé lorsque le vieux pénétra dans la salle. S'il choisit le fauteuil, ce fut faute de mieux. On peut même dire qu'il fut contraint de se rabattre sur le fauteuil. Mon ami en convint. Il finit par m'avouer que la qualité médiocre de la vidéo ne permettait aucune identification... Je n'en tirai rien de plus.
L'idée me vint que le vieux dans le fauteuil avait peut-être confondu avec un autre artiste. Peut-être Mika. Mais je ne réussis pas à me convaincre. Je finis par me dire que je trouverais peut-être la réponse en interrogeant Micah lui-même. Peut-être existait-il un lien entre lui et le vieil homme dans le fauteuil. Comme ce fauteuil finissait par être encombrant, je décidai de pousser plus avant mes investigations. Passant la tête dans l'encadrement situé au-dessus du comptoir cossu, j'interrogeai les tenanciers du Kalif afin qu'ils me précisent si ce fauteuil faisait partie de leur mobilier. Du regard, ils me renvoyèrent leur méfiance comme première réponse. Conscient du caractère incongru de ma requête, un imperceptible dandinement soulignait ma gêne. Manifestement pour se débarrasser de l'hurluberlu qui leur faisait face, ils finirent par répondre qu'ils ne voyaient pas de quoi je voulais parler. D'un vague sourire, je les remerciai sans savoir de quoi. De deux choses l'une, soit ils disaient la vérité, soit j'avais mis le doigt sur un complot. Retrouver Micah entre deux accords, entre deux recherches de médiator, entre deux déshabillages. Pour essayer de le localiser, je consultai son site officiel. Manifestement c'était du do it yourself. Les dernières nouvelles remontaient au 4 avril 2014. Une tournée en Europe. Depuis, plus rien. J'étais dans le flou. Après avoir creusé dans le net, il se confirma que Micah n'avait aucune stratégie, quelle que soit sa nature. Il apparaissait ici et là au gré de je ne sais quoi. Il se laissait porter par le hasard, par l'envie des autres. Entre les concerts, le vide. L'absence. Il disparaissait. Glissant vers le mystique, j'en vins à considérer Micah comme une âme qui se réincarnait péniblement le temps de quelques chansons. Pour en finir avec cette quête, je cherchai et découvris la date et le lieu du prochain de ses concerts.
 Une fois sur place, une chapelle attenante à un asile de vieux, je tentai, en vain, de lui parler. Non sans plaisir, j'assistai à son set mais bien décidé à lui poser mes questions. Je pris soin de scruter le public mais ne discernai rien qui puisse ressembler à un vieil homme dans un fauteuil. La dernière note parvenue à mes oreilles, surtout la gauche, je lui laissai à peine le temps de remettre son bonnet avant de le prendre par le bras et de l'introduire dans la sacristie. Je lui présentai mes excuses d'être si brutal. Le regardant, je ne pus déterminer s'il les avait reçus. Dans un anglais à peine renaissant, je lui fis un résumé de la situation, insistant sur le fait que par cette démarche je tentai de satisfaire la curiosité d'autrui. J'en vins donc au vieil homme dans le fauteuil. Et là, quelque chose. Un soulagement sembla caresser son visage. Comme s'il tentait de trouver sa place dans l'air du lieu, son corps se balançait. Manifestement il allait me dire quelque chose. Je le sentais. J'attendis. Vous aussi, me dit-il. Je lui fis remarquer que ce soir je n'avais pas vu le vieil homme dans un fauteuil. Vous non plus, me répondit-il. Je sentis que le temps ne serait pas de trop. Je lui demandai s'il le connaissait. Je vis dans son regard qu'il ne savait plus de quoi je lui parlais. Le vieil homme dans le fauteuil, vous savez qui c'est? J'avais envie de lui dire que cela m'importait peu mais qu'il me fallait une réponse, quelle qu'elle soit. C'est moi qui l'ai poussé. Qui avez-vous poussé? Jeff. C'est qui Jeff? C'était mon ami. Et...demandai-je. Il n'était plus là. Je vis la lassitude dans ses yeux. A quoi bon, me dis-je. Il finit pourtant par revenir à lui. Il ne me restait qu'à attendre Je l'ai poussé et il est tombé. J'y pensais depuis longtemps. Pas une pensée formulée mais quelque chose que je devinais et qui surgirait. Dans le soleil finissant, je l'ai poussé. Doucement mais il est parti à la renverse. Je crois avoir entendu le bruit de l'eau. Je me suis retourné. Il n'était plus là. J'ai attendu. Je me disais qu'il finirait bien par réapparaître. L'ombre boueuse suivait le courant. J'aurais pu plonger à mon tour mais je ne sais pas nager. A cette époque là non plus. J'ai encore attendu. Nous nous retrouvions souvent sur les bord de la Wolf River. Jeff venait parfois avec sa guitare. Il jouait, chantait. J'avais droit à des chansons qui nous transportaient jusqu'aux lumières de Menphis. J'avais fini par le vénérer. Je l'accompagnais parfois. Ce jour là, comme depuis un certain temps, je remarquai sa fatigue, sa jovialité artificielle qui laissait place à l'abattement. Il me fit part de sa frustration d'écrire et de ne pouvoir trouver des musiciens dignes de ce nom pour enregistrer ses chansons. Il ne voulait plus faire de tournées. Sa vie le laissait insatisfait. Il se sentait vieux. Alors que les nuages s'écoulaient dans la lumière rouge, il me tendit ses dernières compositions. Tu les joueras pour moi. Je n'aurai plus qu'à vieillir en les écoutant. C'est ce qu'il m'a dit. J'ai posé ma main sur son épaule et j'allais lui dire combien j'étais touché mais je n'ai pas eu le temps.
La porte de la sacristie s'est ouverte. Ah, Hallelujah, par la grâce de Dieu tu es là, je te cherche partout.
     

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