jeudi 28 novembre 2013

L'embouchure



L'embouchure

Dans toutes les rues du port
Qui descendent tout au bord
Des quais jusqu’à l’embouchure
Comme la dernière écorchure
Des focs jusqu’à l’écoutille
Comme un fruit se fendille
C’est en bas que ça grésille
C’est en bas que ça résille
Hissent les mats de la flottille
Au rythme des vagues frétillent
Voilà qu’apparaissent les quilles
Qui font vibrer les jupes des filles
L’eau ruisselle sur les coques
Les capitaines dansent sur les docks
Et l’on entend chanter jusqu’en bas
« Mélissa mets lui donc ça, Mélissa mets lui donc ça »

mercredi 20 novembre 2013

Etude (1, 2, 3, 4, 5)

1) Lui

J'ai relevé la tête et je l'ai vu tomber. Ou plus précisément, il a disparu de mon champ de vision. Mais cela s'est passé si rapidement, en une fraction de seconde, que seule une chute pouvait expliquer cette soudaineté. Jusqu'à ce moment, il ne s'était rien passé. Rien qui puisse justifier que je prenne du temps pour le raconter. Je n'aime pas relater le rien. Ce n'est ni une posture, ni un principe. J'ai déjà tenté l'expérience mais je n'en ai pas tiré toute la satisfaction que j'en espérais. J'étais parti du principe que toute vie est passionnante si l'on prend un tant soit peu le temps de s'y intéresser. J'ai choisi ma vie. Non pas tant parce que c'était la mienne mais plutôt parce qu'elle m'était plus familière que toute autre. Comme je ne voulais pas écrire un roman, j'ai décidé de décrire  par le détail un jour de ma vie. Il fallait que ce soit un jour de la semaine plutôt neutre. Le week-end était souvent chargé en évènements. Le lundi était trop marqué en tant que premier jour de la semaine. Le vendredi était trop influencé par le samedi. Il restait donc trois jours. Mon choix se porta sur le mardi. J'appréciais sa relative neutralité. Il était principalement et généralement constitué de riens. C'était le jour de la banalité. Le mardi choisi, je le vécu pleinement, avec attention, minute par minute afin que ma mémoire puisse le lendemain me rapporter tous mes faits et gestes. Et j'ai passé mon mercredi à décrire mon mardi. Pas tout à fait. Arrivé mercredi minuit, je n'avais pas fini de raconter mon mardi. Alors, j'ai laissé tomber.
J'ai donc supposé qu'il était tombé. Disons que j'avais de bonne raisons pour le croire. A cette époque, j'aimais observer les autres et plus particulièrement les passants qui, ensemble, formaient une foule. Je les regardais aller vers la gauche, vers la droite. Ils bifurquaient parfois pour changer de trottoir mais la plupart du temps ils suivaient une ligne droite. Cela donnait ainsi un mouvement régulier, une sorte de douceur ondulante. Et là, en un point précis, cette régularité à été comme contrariée. Le flot a hésité. Sans vouloir exagérer, je crois que la panique n'était pas loin. Des trajectoires ont été contraintes de s'écarter de leur ligne habituelle. C'est ainsi que certains passants n'ont eu d'autre choix que faire quelques pas sur la chaussée avant de pouvoir à nouveau marcher sur le trottoir. Mais ce fut l'histoire de quelques secondes au terme desquelles, comme si un coup de gomme avait fait disparaître une imperfection, il ne restait plus trace de l'incident. Ce ne fut pas pour me déplaire. J'aimais regarder ce mouvement vivant, cette densité qui ne permettait pas de discerner les individus. C'était une masse de couleur plutôt sombre, compacte qui emportait mes pensées. Je pensais retrouver ma tranquillité mais cet incident continuait de me trotter dans la tête.
Seul un évènement imprévu pouvait être la cause de cette chute car je restais persuadé que c'était une chute. Il est vrai que je n'avais pour ainsi dire rien vu. Je ne savais pas si c'était une femme ou un homme. J'ignorais si cet inconnu avait trébuché, s'il avait été bousculé, s'il avait été poussé volontairement. A bien y réfléchir, je dois me résoudre à avouer que je n'ai rien vu. Du moins pas au sens où on l'entend communément. Si je puis oser une comparaison, j'étais dans la position de l'astronome qui, étudiant la trajectoire de planètes, en déduit l'existence d'une nouvelle jusqu'à lors inconnue. La comparaison a ses limites dans la mesure où je ne peux pas prouver la réalité de cet incident par le calcul comme peut le faire l'astronome pour sa planète.   

2) L'autre

Il était à la terrasse d’un café. Je devrais dire du café car c’était toujours la même. L’avais-je vu à cette terrasse un nombre de fois suffisant pour pouvoir utiliser le mot toujours. De mon point de vue, l’utilisation de ce terme se justifie à partir du moment où je suis dans l’incapacité de préciser le nombre de fois où je l’ai vu à cette terrasse, ce qui est le cas. Je peux dire que je l’y ai vu souvent. S’il n’est pas le seul habitué de cette terrasse, il se distingue de l’habitué lambda d’une part par son assiduité et d’autre part par sa capacité à être en terrasse quelque soit le temps. Une habitude. Depuis longtemps, et non depuis toujours, je me demande ce qu'est une habitude, ce qu'elle signifie. Nous ne pouvons leur échapper. Certaines d'entre elles sont comme des sillons qui marquent notre vie, comme des traits qui la dessinent. J'ai parfois cette impression déprimante que ma vie est une succession d'habitudes, collées les unes aux autres, sans le moindre espace entre elles pour y glisser un changement. Et puis d'autres fois, avec lâcheté, je me dis qu'elles donnent un sens à ma vie, qu'elles me ressemblent, qu'elles sont moi et que si je m'en débarrassais, je disparaîtrais avec elles. Il ne resterait qu'un vide, un terrain vague traversé par le vent.
J'avais l'habitude, en passant dans le salon, d'écarter un rideau d'une des fenêtres qui donnaient sur la rue. Je faisais ce geste sans y penser. Une sorte de rituel inoffensif. Ce matin là, la première fois que je l'ai vu, il faisait froid. Le ciel était calme. Le vent de la veille avait disparu. Plusieurs tables occupaient la terrasse. Plutôt que d'écrire que je le vis pour la première fois ce matin là, il serait plus juste de dire que c'était la première fois que je le remarquai. Chaque jour, mon cerveau prenait une photo de la terrasse qu'il rangeait ensuite dans une boîte. Et ce matin là, comme chaque matin, après l'impression du jour, mon cerveau a passé en revue et comparé les clichés pour remarquer qu'ils avaient un point commun et m'en informa. Ce point commun c'était lui. Ainsi identifié, il n'a pourtant pas retenu tout de suite mon attention. Comme si il avait fallu que je m'habitue à sa présence, qu'elle me devienne familière. J'ai commencé à m'intéresser à ce qui n'était au début qu'une présence, un point de repaire sans signification particulière.   


3) Le vieux

"Le vide. Y plonger. Ne jamais en revenir. Se perdre dans sa profondeur. Oublier. Dès la première seconde. Avant que les regrets ne grondent. Avant que l'élan ne se dissipe. S'offrir à la fatigue. Née de l'amour qui m'irrigue. Ces sentiments m'intriguent. Ils persistent, résistent. L'onde se précipite. Comme si elle fuyait devant la peur. De quoi ai-je si peur? Je pense à la vie. Se laisser emporter. Les images traversent l'hésitation. Je regarde mes mains. Elles reposent sur l'accoudoir. Qui pourrait les croire vivantes? Elles ont laissé s'échapper l'avidité. Elles n'hésitent même plus."

Il est dans son fauteuil, face à la fenêtre. Au début, c'était un fauteuil parmi ceux qui occupaient le salon. Puis, le temps passant, il était devenu son fauteuil. C'était comme si, plus il vieillissait, plus lui et cet objet devenaient indissociables. A croire qu'il était devenu un élément de ce fauteuil. Du moins pour les autres. Sa gouvernante le déposaient toujours dans celui-là. A la réflexion, mais sans qu'il puisse le vérifier, il n'aurait peut-être plus supporté d'être installé dans un autre. Quand il regardait ses mains, il ne pouvait s'empêcher de voir ce fauteuil comme une planche, une planche que les derniers instants soulèveraient pour le faire glisser six pieds en aval. Cette perspective, cette certitude, ne semblait pas l'affecter. Il n'exprimait plus rien. Avec le temps, il avait réussi à faire admettre qu'il était sourd, ou du moins que l'état de son audition ne lui permettait pas de soutenir une conversation. Il affectionnait la vision silencieuse. Maintenant, il regardait. Il passait son temps à regarder. Rien de précis. Parfois, rien. Regarder était la dernière habitude dont il gardait la maîtrise. Regarder lui procurait une sensation de légèreté, comme un souffle se libérerait d'une chrysalide. Un papillon se souvient-il qu'il fut une larve? Une larve prête à dévorer ses congénères.

Ce matin, il attend. Il regarde l'une des fenêtres qui lui font face. Cela fait plusieurs matins qu'il l'a remarquée. Pas tant la fenêtre que ce qui s'y passe. Il ne saurait dire depuis combien de temps cela dure, ce qui n'a d'ailleurs aucune importance.  De l'autre côté du trottoir s'élève un immeuble imposant composé, comme l'on dit, de pierres de taille. Ce détail lui donne toute la respectabilité dont on a voulu le parer. Il comporte six étages. Cette façade, qui seule s'offre à son regard, est percée de hautes fenêtres. Elles demeurent jusqu'au soir dans l'ombre du jour. Peut-être paraissent-elles plus claires l'été. Si l'on n'y prend garde, elles semblent identiques. Ce que dément une observation quotidienne.

4) Lui

J'ai ressenti cette tentation. J'aime être tenté. J'apprécie cette possibilité. Je ne veux pas en être délivré. Je n'ose pas à chaque fois. Ma vie est en partie une frustration. J'ai une réserve de tentation. Commune, la première tentation dont je me souviens fut sensuel. Comme une attraction. Une attirance imperceptible. Je me trouvais dans un cinéma. J'avais pris place dans un fauteuil. A cette époque, j'avais probablement un corps. Je ne sais pas quelle conscience j'en avais. Il ne m'a laissé aucun souvenir jusqu'à cette soirée. Il n'était une source de rien. Lorsque j'essaye de m'en souvenir, il n'évoque aucune sensation. Bien sûr, demeure les photos mais elles n'offrent à mon regard que deux dimensions. Lorsque je regarde les plus anciennes, elles ne représentent que ces instants qu'elles ont figés. Des instants sans épaisseur, sans odeur. Elles sont des points fixes, comme des impasses émotionnelles. Elles attestent de mon existence mais n'ont aucun sens. Elles sont peuplées d'êtres qui ne m'évoquent rien, dont la plus part sont probablement morts. Ils demeureront des instants en noir et blanc dont les regards ne laissent aucune ombre.

Peut-être était-ce la première fois que j'allais au cinéma. Je n'ai gardé que très peu de souvenir du film qui passait ce soir là. En revanche, j'ai un souvenir ébloui du hall d'entrée. Dans mon souvenir, en arc de cercle, il était haut, large, profond, le mur tapissé d'affiches annonçant les prochains films. L'éclairage ne laissait aucune zone d'ombre. Une fois les tickets en notre possession, nous nous sommes dirigés vers une des portes à battants. 

5) L'autre


 Quand le temps aura fini de passer, de quoi nous souviendrons-nous ? Quand je marchais dans les rues l’esprit libre, j’aimais regarder les visages des personnes que je croisais. J’étais plus attentif aux visages des femmes même si les traits de certains hommes retenaient aussi mon attention. Ces visages pouvaient m’avoir procuré un plaisir esthétique, avoir provoqué l’envie de les regarder plus longtemps que l’instant d’un croisement. Mais je remarquais que, appartenant à une femme ou à un homme, je ne gardais aucun souvenir de ces visages. Je suis pourtant persuadé qu’il reste en moi quelque chose de ces yeux qui m’ont regardé ou ignoré, de ces cheveux qui pouvaient évoquer un autre souvenir, de cette harmonie qui crée l’unique. Lorsque les femmes croisées étaient suffisamment espacées, je respirais leur parfum. Ma façon de me comporter me mettait parfois mal à l’aise. C’était le cas lorsque je découvrais un visage qui dans l’instant me fascinait. Je ne pouvais m’empêcher de le regarder avec une intensité qui pouvait être ressenti comme une intrusion. Je finissais par regarder ailleurs avec un sentiment de culpabilité. Je n’étais pourtant qu’un photographe qui n’aurait pas pris de photos.

lundi 18 novembre 2013

Poème pour un anniversaire




Karen

De cette soirée tu es la reine
Il ne te manque que la traîne
Mais à la traîne jamais tu n’as été
Tout au plus n’es-tu jamais pressée
Toute petite déjà tu étais Yvan la terrible
Dans tes yeux se reflétaient tes cibles
Alors qu’impatient le temps, lui, a passé
Toi, d’un simple et léger pas de côté
Tu l’as laissé passer et s’égarer
Le temps, tu l’as pris et mis de côté
Qu’as-tu à faire des années en somme
Tu n’es pas là pour en faire la somme
De compter ce n’est pas la peine
Pour les autres y’ en a plein la benne
Mais toi fossettes et peau de bébé
T’es plus resplendissante qu’un soleil d’été
Si tu n’as jamais été dans les temps
Celui des rides et des testaments
Tu as toujours été terre à terre
Celle des poireaux et des pommes de terre
Avec lesquels tu vas sauver la planète
Armée seulement de ta binette
Si longtemps avec Valérie tu as été de la caisse
Jusqu’à ce que tu te demandes mais qu’est-ce
Te rendant compte qu’à la CARSAT
Dans le désordre se cachaient les tracas
Préventivement tous tu les quittas
Mais comme un chou sans crème
Tu te sentis seule quand même
Que restait-il si ce n’est l’amour
Celui après lequel toujours l’on court
C’était fini, il n’était plus tout là-bas
Enfin il était tout près, tout juste là
Transportée de désir, toi, la jeune fille accorte
D’un coup de talon tu ouvris les portes
Et dans le temple pénétra l’avide David
Qui habile de son sabre combla le vide
Et plus tard, partage des eaux, s'ouvrit le ciel
Dans lequel, angélique, apparut Gabriel
C'est ainsi que tu en remis une couche
Qu'à nouveau la cuillère alla à la bouche
Tu étais à nouveau femme, au grand dam De Tybald
Maintenant à quatre pour la balade
Peu t’importe le nombre de bougies
Puisqu’à chaque jour qui se présente tu souris

dimanche 10 novembre 2013

Un jour

Au bout de l'allée il prend conscience que le temps a passé. Où est-il passé? Où sont tous ces jours? Il baisse les yeux. Sont-ils là, gravés dans le marbre, surface lisse sur laquelle glisse la lumière? Deux dates dorées ne se lassent de lui révéler, de lui extirper cette force qu'il grappille ici et là. Entre elles, le temps de la vie, le temps de ce qui fut une autre vie. Avec le vent de novembre, les feuilles se déposent au-delà de la route. Par touches, elles laissent apparaître le ciel. Il l'a laissée dans la terre. Cette sensation d'être prisonnier de la seconde d'après. Ou peut-être d'y revenir avec l'espoir qu'elle lui livrera un passage. Les jours l'entraînent, l'éloignent. Il a souvent fait semblant, même si il fallait se mentir. Il lui arrive de revenir, pour voir. Peut-être. 

mercredi 6 novembre 2013

Etude (1, 2, 3, 4)


 
1) Lui

J'ai relevé la tête et je l'ai vu tomber. Ou plus précisément, il a disparu de mon champ de vision. Mais cela s'est passé si rapidement, en une fraction de seconde, que seule une chute pouvait expliquer cette soudaineté. Jusqu'à ce moment, il ne s'était rien passé. Rien qui puisse justifier que je prenne du temps pour le raconter. Je n'aime pas relater le rien. Ce n'est ni une posture, ni un principe. J'ai déjà tenté l'expérience mais je n'en ai pas tiré toute la satisfaction que j'en espérais. J'étais parti du principe que toute vie est passionnante si l'on prend un tant soit peu le temps de s'y intéresser. J'ai choisi ma vie. Non pas tant parce que c'était la mienne mais plutôt parce qu'elle m'était plus familière que toute autre. Comme je ne voulais pas écrire un roman, j'ai décidé de décrire  par le détail un jour de ma vie. Il fallait que ce soit un jour de la semaine plutôt neutre. Le week-end était souvent chargé en évènements. Le lundi était trop marqué en tant que premier jour de la semaine. Le vendredi était trop influencé par le samedi. Il restait donc trois jours. Mon choix se porta sur le mardi. J'appréciais sa relative neutralité. Il était principalement et généralement constitué de riens. C'était le jour de la banalité. Le mardi choisi, je le vécu pleinement, avec attention, minute par minute afin que ma mémoire puisse le lendemain me rapporter tous mes faits et gestes. Et j'ai passé mon mercredi à décrire mon mardi. Pas tout à fait. Arrivé mercredi minuit, je n'avais pas fini de raconter mon mardi. Alors, j'ai laissé tomber.
J'ai donc supposé qu'il était tombé. Disons que j'avais de bonne raisons pour le croire. A cette époque, j'aimais observer les autres et plus particulièrement les passants qui, ensemble, formaient une foule. Je les regardais aller vers la gauche, vers la droite. Ils bifurquaient parfois pour changer de trottoir mais la plupart du temps ils suivaient une ligne droite. Cela donnait ainsi un mouvement régulier, une sorte de douceur ondulante. Et là, en un point précis, cette régularité à été comme contrariée. Le flot a hésité. Sans vouloir exagérer, je crois que la panique n'était pas loin. Des trajectoires ont été contraintes de s'écarter de leur ligne habituelle. C'est ainsi que certains passants n'ont eu d'autre choix que faire quelques pas sur la chaussée avant de pouvoir à nouveau marcher sur le trottoir. Mais ce fut l'histoire de quelques secondes au terme desquelles, comme si un coup de gomme avait fait disparaître une imperfection, il ne restait plus trace de l'incident. Ce ne fut pas pour me déplaire. J'aimais regarder ce mouvement vivant, cette densité qui ne permettait pas de discerner les individus. C'était une masse de couleur plutôt sombre, compacte qui emportait mes pensées. Je pensais retrouver ma tranquillité mais cet incident continuait de me trotter dans la tête.
Seul un évènement imprévu pouvait être la cause de cette chute car je restais persuadé que c'était une chute. Il est vrai que je n'avais pour ainsi dire rien vu. Je ne savais pas si c'était une femme ou un homme. J'ignorais si cet inconnu avait trébuché, s'il avait été bousculé, s'il avait été poussé volontairement. A bien y réfléchir, je dois me résoudre à avouer que je n'ai rien vu. Du moins pas au sens où on l'entend communément. Si je puis oser une comparaison, j'étais dans la position de l'astronome qui, étudiant la trajectoire de planètes, en déduit l'existence d'une nouvelle jusqu'à lors inconnue. La comparaison a ses limites dans la mesure où je ne peux pas prouver la réalité de cet incident par le calcul comme peut le faire l'astronome pour sa planète.   

2) L'autre

Il était à la terrasse d’un café. Je devrais dire du café car c’était toujours la même. L’avais-je vu à cette terrasse un nombre de fois suffisant pour pouvoir utiliser le mot toujours. De mon point de vue, l’utilisation de ce terme se justifie à partir du moment où je suis dans l’incapacité de préciser le nombre de fois où je l’ai vu à cette terrasse, ce qui est le cas. Je peux dire que je l’y ai vu souvent. S’il n’est pas le seul habitué de cette terrasse, il se distingue de l’habitué lambda d’une part par son assiduité et d’autre part par sa capacité à être en terrasse quelque soit le temps. Une habitude. Depuis longtemps, et non depuis toujours, je me demande ce qu'est une habitude, ce qu'elle signifie. Nous ne pouvons leur échapper. Certaines d'entre elles sont comme des sillons qui marquent notre vie, comme des traits qui la dessinent. J'ai parfois cette impression déprimante que ma vie est une succession d'habitudes, collées les unes aux autres, sans le moindre espace entre elles pour y glisser un changement. Et puis d'autres fois, avec lâcheté, je me dis qu'elles donnent un sens à ma vie, qu'elles me ressemblent, qu'elles sont moi et que si je m'en débarrassais, je disparaîtrais avec elles. Il ne resterait qu'un vide, un terrain vague traversé par le vent.
J'avais l'habitude, en passant dans le salon, d'écarter un rideau d'une des fenêtres qui donnaient sur la rue. Je faisais ce geste sans y penser. Une sorte de rituel inoffensif. Ce matin là, la première fois que je l'ai vu, il faisait froid. Le ciel était calme. Le vent de la veille avait disparu. Plusieurs tables occupaient la terrasse. Plutôt que d'écrire que je le vis pour la première fois ce matin là, il serait plus juste de dire que c'était la première fois que je le remarquai. Chaque jour, mon cerveau prenait une photo de la terrasse qu'il rangeait ensuite dans une boîte. Et ce matin là, comme chaque matin, après l'impression du jour, mon cerveau a passé en revue et comparé les clichés pour remarquer qu'ils avaient un point commun et m'en informa. Ce point commun c'était lui. Ainsi identifié, il n'a pourtant pas retenu tout de suite mon attention. Comme si il avait fallu que je m'habitue à sa présence, qu'elle me devienne familière. J'ai commencé à m'intéresser à ce qui n'était au début qu'une présence, un point de repaire sans signification particulière.   


3) Le vieux

"Le vide. Y plonger. Ne jamais en revenir. Se perdre dans sa profondeur. Oublier. Dès la première seconde. Avant que les regrets ne grondent. Avant que l'élan ne se dissipe. S'offrir à la fatigue. Née de l'amour qui m'irrigue. Ces sentiments m'intriguent. Ils persistent, résistent. L'onde se précipite. Comme si elle fuyait devant la peur. De quoi ai-je si peur? Je pense à la vie. Se laisser emporter. Les images traversent l'hésitation. Je regarde mes mains. Elles reposent sur l'accoudoir. Qui pourrait les croire vivantes? Elles ont laissé s'échapper l'avidité. Elles n'hésitent même plus."

Il est dans son fauteuil, face à la fenêtre. Au début, c'était un fauteuil parmi ceux qui occupaient le salon. Puis, le temps passant, il était devenu son fauteuil. C'était comme si, plus il vieillissait, plus lui et cet objet devenaient indissociables. A croire qu'il était devenu un élément de ce fauteuil. Du moins pour les autres. Sa gouvernante le déposaient toujours dans celui-là. A la réflexion, mais sans qu'il puisse le vérifier, il n'aurait peut-être plus supporté d'être installé dans un autre. Quand il regardait ses mains, il ne pouvait s'empêcher de voir ce fauteuil comme une planche, une planche que les derniers instants soulèveraient pour le faire glisser six pieds en aval. Cette perspective, cette certitude, ne semblait pas l'affecter. Il n'exprimait plus rien. Avec le temps, il avait réussi à faire admettre qu'il était sourd, ou du moins que l'état de son audition ne lui permettait pas de soutenir une conversation. Il affectionnait la vision silencieuse. Maintenant, il regardait. Il passait son temps à regarder. Rien de précis. Parfois, rien. Regarder était la dernière habitude dont il gardait la maîtrise. Regarder lui procurait une sensation de légèreté, comme un souffle se libérerait d'une chrysalide. Un papillon se souvient-il qu'il fut une larve? Une larve prête à dévorer ses congénères.

Ce matin, il attend. Il regarde l'une des fenêtres qui lui font face. Cela fait plusieurs matins qu'il l'a remarquée. Pas tant la fenêtre que ce qui s'y passe. Il ne saurait dire depuis combien de temps cela dure, ce qui n'a d'ailleurs aucune importance.  De l'autre côté du trottoir s'élève un immeuble imposant composé, comme l'on dit, de pierres de taille. Ce détail lui donne toute la respectabilité dont on a voulu le parer. Il comporte six étages. Cette façade, qui seule s'offre à son regard, est percée de hautes fenêtres. Elles demeurent jusqu'au soir dans l'ombre du jour. Peut-être paraissent-elles plus claires l'été. Si l'on n'y prend garde, elles semblent identiques. Ce que dément une observation quotidienne.

4) Lui

J'ai ressenti cette tentation. J'aime être tenté. J'apprécie cette possibilité. Je ne veux pas en être délivré. Je n'ose pas à chaque fois. Ma vie est en partie une frustration. J'ai une réserve de tentation. Commune, la première tentation dont je me souviens fut sensuel. Comme une attraction. Une attirance imperceptible. Je me trouvais dans un cinéma. J'avais pris place dans un fauteuil. A cette époque, j'avais probablement un corps. Je ne sais pas quelle conscience j'en avais. Il ne m'a laissé aucun souvenir jusqu'à cette soirée. Il n'était une source de rien. Lorsque j'essaye de m'en souvenir, il n'évoque aucune sensation. Bien sûr, demeure les photos mais elles n'offrent à mon regard que deux dimensions. Lorsque je regarde les plus anciennes, elles ne représentent que ces instants qu'elles ont figés. Des instants sans épaisseur, sans odeur. Elles sont des points fixes, comme des impasses émotionnelles. Elles attestent de mon existence mais n'ont aucun sens. Elles sont peuplées d'êtres qui ne m'évoquent rien, dont la plus part sont probablement morts. Ils demeureront des instants en noir et blanc dont les regards ne laissent aucune ombre.

Peut-être était-ce la première fois que j'allais au cinéma. Je n'ai gardé que très peu de souvenir du film qui passait ce soir là. En revanche, j'ai un souvenir ébloui du hall d'entrée. Dans mon souvenir, en arc de cercle, il était haut, large, profond, le mur tapissé d'affiches annonçant les prochains films. L'éclairage ne laissait aucune zone d'ombre. Une fois les tickets en notre possession, nous nous sommes dirigés vers une des portes à battants.