jeudi 14 avril 2016

Gare à toi

Une gare parisienne. Une salle des pas perdus d'où partent des quais, formant ainsi des dizaines de T. Des gens. Des milliers de gens. Deux catégories de gens. Ceux qui bougent et ceux qui sont immobiles. Parmi ceux qui bougent, certains courent pour attraper un train, pour rattraper le temps, pour prendre le métro, parce qu'il sera bientôt trop tard, parce que la vie est une course, parce qu'il n'ont pas que ça à faire. Les autres marchent. Parce que l'heure n'est pas encore arrivée ni le train qui va avec. D'autres refusent de courir. D'autres encore hésitent, hésitent encore.
Les immobiles sont de deux catégories qui ont l'attente en commun. Les moins nombreux attendent ceux qui vont descendre d'un train. Ils regardent au loin, tentent de reconnaître une allure, une démarche, un visage. Chez certains on peut discerner l'inquiétude de celui qui se demande si le voyageur qu'il attend n'aurait pas raté son train. Et puis leur visage s'illumine. Mais parmi les immobiles, la plupart regarde un grand panneau sur lequel apparaît la destination du train, son heure de départ théorique. Mais ce ne sont pas ces informations que regardent les immobiles. Ce qui préoccupe les immobiles c'est le numéro du quai à partir duquel partira leur train. Ils sont attentifs, très attentifs. La tête penchée, le regard fixe, l'arrière de leur crâne forme un angle de 45 degrés avec leur cou. Dès que le numéro du quai s'affiche ils réagissent comme si leur train allait partir dans les trente secondes qui suivent. Et s'il n'y avait plus de place. De l'immobilité ils passent à la course, prêts à bousculer, à renverser. Parmi eux, un homme. Son grand corps, surmonté d'un crâne chauve, permet de le remarquer. C'est surtout le seul à être resté immobile après l'annonce du quai. La multitude ayant déserté l'endroit, il se met en marche. Il longe les wagons. Il a tout le loisir de choisir une place. Ce qu'il fait. Dans le sens de la marche. Du temps passe avant que le train ne s'éloigne du quai. L'homme lit le journal. Au début, il feuillette et ne lit que les titres. Ensuite il se consacre aux articles. Le train roule. Les paysages défilent derrière la vitre. Une sensation. De celles que l'on ressent quand on se sent observé. Il baisse lentement le journal et lève les yeux. Une femme, assise dans le sens inverse de la marche, le regarde.C'est du moins ce qu'il lui semble. Il ne réagit pas et replonge dans le journal. Il reprend la lecture d'un article qui relate une étude consacrée à la fracture du pénis. Peu fréquent mais douloureux. Il hésite à lever les yeux. La curiosité l'emporte. Elle lui sourit. Il serait capable de rougir. Il reste malgré tout sans expression. Du moins le souhaite-t-il. En termine avec le pénis. Il replie le journal et machinalement regarde au loin. Il devine son regard. Il ne peut s'empêcher de se sentir traqué. Cloué contre son siège. Il voudrait être indifférent. Reflet dans la vitre, il la devine. Elle sourit toujours. Il hésite. Sans la regarder, il sourit à son tour. Pour voir. Le soleil apparait entre deux nuages et fait disparaître le reflet. Il tourne la tête et la regarde. Jusqu'ici, elle n'était qu'un sourire. Il aurait été incapable de la décrire. Il doit bien l'avouer... Va-t-il à nouveau se réfugier derrière les pages déjà froissées. Inutile de faire comme si son armure était intacte. Il a maintenant envie d'aller au-delà du sourire. Quelle serait la prochaine étape? Se lever et aller s'assoir en face d'elle. Le train ralentit et entre en gare. Il s'est toujours trouvé lent en relations humaines. Il se pourrait qu'elle descende. Elle ne bouge pas de son siège. Il va attendre que les descendants descendent et que les montants montent et prennent place. Agitation, vacarme. En attendant, il reprend le journal. Les bourses européennes sont nerveuses. Il lit sans comprendre. Doucement, le train reprend de la vitesse. Il pose le supplément éco sur ses genoux. Il amorce un mouvement qui va le conduire dans l'allée. Ce qui aurait pu être un élan n'est plus qu'une esquisse de mouvement. C'est à peine si ses fesses ont décollé de quelques centimètres du tissu bleu. Un homme est assis en face d'elle et lui tient la main. A son regard dépité elle répond par un haussement d'épaule désolé. Il descendra à la prochaine gare et repartira dans l'autre sens.

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