mardi 16 février 2016

La première note (remasterisée)

Une chambre d'hôtel. Il est assis sur le bout du lit. Une sorte d’extrémité molle. De ses ongles, il frôle les cordes. Sur un meuble est posé un métronome. Il regarde le mouvement qu'accompagnent des points sonores. Il ne joue rien de précis comme s'il attendait l'inspiration. Lui reviennent les premiers accords de "Butterfly collector".  S'il a bien suivi, c'est le dernier concert ce soir. Il quitte des yeux sa guitare. Une glace est accrochée au mur. Il est fatigué. Son visage s'encadre. Ce n'est pas un chef-d’œuvre. Il n'est pas né de l'inspiration d'un artiste. Sa tête ne lui plaît pas. Il se demande comment il en est arrivé là.

  Sur le côté, à quelques mètres une porte qui donne sur un couloir. Il l'a empruntée tout à l'heure. Il n'a croisé personne. En sortant de l'ascenseur il a mis le pied sur la moquette. L'ascenseur est monté directement au cinquième. Personne n'y a pris place en même temps que lui. De l'index il a fait clignoter le cinq. Il est entré dans la cabine. Il a appuyé sur le bouton et la porte a coulissé. La femme à l'accueil lui a indiqué le métal argenté. Elle lui avait confirmé qu'il y avait bien une réservation pour lui. Elle a souri quand il lui a donné son nom. Sans trop savoir pourquoi, il a toujours cette angoisse qu'aucune chambre ne soit réservée. Le chasseur lui a fait une sorte de révérence. En entrant dans le hall il a cherché quelques détails qui pourraient stimuler sa mémoire. La façade ne lui disait rien. Il a levé les yeux. Il a senti les gouttes d'une pluie froide. Il a ouvert la portière du taxi. La buée sur la vitre masquait en partie l'extérieur. Il remet la guitare dans son étui.

Il aime se faire conduire. Il n’a pas à choisir l’itinéraire. Il peut laisser son regard dans le vague, être ailleurs. Il échappe à chacune des secondes le long des rues qu’il ne connaît pas. Les façades se succèdent mais il ne s’en souviendra pas. Il se met sur le bas côté et laisse les autres prendre des décisions. Cela lui rappelle une période de son enfance. Chaque matin son père l’emmenait en voiture à l’école située à plusieurs dizaines de kilomètres de leur maison. Il détestait l’école mais il adorait faire le trajet qui l’en séparait. Après avoir pris bien soin de ne pas trop se réveiller, il prenait place à côté de celui qu’il imaginait être son chauffeur. Il s’emmitouflait dans son manteau, rabattait sa capuche et attendait que le bruit du moteur et la chaleur le fassent replonger dans le sommeil. Cela lui donnait parfois l’impression d’être sur le bord du temps. La voiture allait ralentir jusqu’à ce que le trajet s’approche de l’éternité. Son père lui disait qu’il ne lui manquait que les piquants et il serait un hérisson. « Tu crois que j’en aurai un jour ? »

Comme le chantait Plant "You must stop de train". Elle est sûrement désaccordée. Il la caresse du regard. Débranchée, elle lui transmet des vibrations. Il aime cette rugosité sur l'extrémité de son doigt. Il descend, remonte. Son index glisse sur une corde. Le corps se dissimule dans l'ombre du siège avant. Il le devine entre ses pieds. Le manche émerge entre ses cuisses.Le symbole n'a jamais fait que l'effleurer. L'étui s'ouvre en deux. Le zip de la fermeture se sépare.De sa main, il la sent au travers du tissu. Elle est là, sur le côté.  Il a besoin de la savoir proche. Il ne résiste jamais bien longtemps. Il peut trouver l'enchaînement des accords à tout moment.

Il se souvient de sa première guitare. Elle l'encombrait. Ce fut un accessoire avant d'être un instrument. Il s'installait devant une glace et essayait d'imiter les postures de ses idoles qu'il trouvait dans les magazines de son père. Ses cheveux trop courts étaient une limite à la ressemblance. Un peu plus tard, lorsqu'il parvenait à être seul, il regardait "The song remains the same" et reproduisait la chorégraphie du guitariste. Au début, il fut incapable de jouer et de bouger en même temps. Il aimait sentir la guitare contre son ventre, la sentir bouger, se balancer. Il refermait sa main sur le manche, sentait les corde s'incruster dans ses phalanges. Même si pendant de nombreux mois ce fut un instrument de frustration, incapable qu'il était de tenir le rythme, il se sentait différent des autres.

Il ne se souvient pas de sa première note. Il n'y pense pas vraiment. Il imagine son pouce sur l'une des six cordes. A-t-il hésité? Une note, sans savoir laquelle. Une première note indifférente. Quelle fut la première note de l'humanité? Tout ce qu'il a lu,vu, entendu sur nos origines refait surface et lui permet de construire une histoire.  Il imagine un homme (pourquoi un homme?) nu qui avance dans la savane. Il fait chaud. Devant lui l'immensité du plat. A force de marcher il s'est éloigné des siens pour finir par les quitter. Il ne le sait pas mais il est seul. Peut-être n'a-t-il pas cette conscience de la solitude. Il est poussé vers l'avant, une sorte d'au-delà. Ses pieds se mêlent à la poussière. Quelques nuages blancs qui semblent hésiter à poursuivre leur route. Le soleil s'est plusieurs fois couché quand il arrive au bord de ce qui pourrait être une falaise. Il est à l'extrême du plateau de ses origines. Sous lui, le vide est comme une marche de géant. Il regarde droit devant lui. De son regard il repousse l'horizon jusqu'à le faire disparaître. La première fois qu'il peut voir aussi loin. L'envahit un sentiment de liberté absolue. Il devient le créateur d'un paysage. Il ouvre les bras et lance ce qui jusqu'ici était un cri et qui devient un hymne. Ses cordes vocales vibrent de longues secondes. Il reprend son souffle et recommence. Il découvre qu'il peut faire varier l'intensité. Il sourit. Il est heureux. Ce pourrait être l'origine de la première note.  

" L’origine. Existe-t-il une origine de tout, une origine d’un tout, un lieu d’où tout serait parti. Un élan qui se serait diffusé, qui continuerait de se propager sans que l’on puisse l’entraver, qui nous emporterait. Nous serions des morceaux d’origine, des grains de poussière. Il semble qu’il n’y ait pas d’origine paisible. L’origine serait un instant, le premier instant de chaleur. L’origine est un « one shot ». L'expulsion définitive qui arracherait la porte du hasard. Une création primitive. Une note de musique qui se dilate à la recherche d'une oreille. Une projection de soi, puis l'attente. La puissance d'un désir. Le plaisir de se désintégrer. La promesse de ne plus avoir peur, d'être l'horizon. Le baiser d'un souffle qui me fait frisonner, qui fait fondre l'hésitation. L'origine est l'expression de la passion. L'amour qui m'absorbe." Il repose son carnet et son stylo. Il se souvient.

Il se souvient de sa première chanson.  Il l'avait composée au milieu des volutes. Carole son amie de l'époque en avait trouvé le titre. "Un aller simple pour l’encéphale". Peut-être en souvenir de "Amphetamine annie". Ils s'étaient rencontrés à un concert des Dogs. Ou plutôt à la sortie. Déjà loin du voisinage. Ils n'envisageaient rien qui aurait pu entraver. Rien qui les figerait sur une plaque. Ils accompagnaient un mouvement fait d'élégance et d'acharnement. Un mouvement qui se débattait dans l'aube. Comme le déferlement de "Teenage kicks". Les doigts dérapaient sur les cordes. Ils se retrouvaient dans l'épuisement. Elle lui souriait sans illusion. Elle tenait le rôle d'un commencement. Comme le prolongement d'un riff qui lui rappellerait. Par la suite, il rencontra le fracas, le hasard qui le propulsa. Avec l'aide d'un producteur du cru, son inspiration se retrouva dans le sillon. Emporté par la rupture, il devint une première partie recherchée, la plupart du temps de groupes qu'il n'avait jamais entendu et qu'il n'écoutait pas. Sitôt son set terminé, il quittait les lieux.

Il composait, expérimentait dans une solitude qui s'imposait. Il se passa plusieurs semaines avant qu'il ne prenne conscience que Carole ne se mouvait plus dans sa sphère. Il lui avait pourtant chanté "Can't take my eyes off you". Elle lui inspira "Je suis vieux, je l'ai vu dans tes yeux". Même si elle était le premier jour de sa vie, il l'oublia. Peut-être avec regret. Il se détacha. Consacra son temps, le temps à la musique. Pendant les tournées, il était accompagné, entouré, il ne savait trop, de musiciens qui ne semblaient avoir pour seule fonction que d'occuper un espace sur la scène. Il trouvait les salles toujours trop grandes. Elles étaient comme une séparation. Une partie de sa musique se perdait dans ce trou noir. Comme si son âme s'évaporait. Pourtant, il se laissa entraîner dans le gigantisme qui se terminait par cette tournée des stades.

Il restait une date. Celle de ce soir. Il sentait qu'un cycle était sur le point de se terminer. Comme s'il allait laisser une peau desséchée sur les planches en quittant une dernière fois la scène. Il commencerait. Autre chose. Il aimait l'énergie des commencements. Le flottement des hésitations. Ce temps entre. Il se souvenait des soirées avec ses amis gratteurs. Phil dont il avait toujours admiré le toucher, le frôlement. Jorge qui avec trois "lalala" vous glissait une mélodie britpop dans les oreilles. Juan-Baptista mu par cette énergie qui lui rappelait Strummer. Loïc l'écho des boum-boum, vibrant des profondeurs. Pendant que les cadavres finissaient par joncher la table, ils prenaient plaisir à rendre hommage aux derniers disparus. Souvent Phil, avec un sourire de l'au-delà, était le premier à leur proposer des accords. Ils se laissaient entraîner. Il se souvenait particulièrement de leur reprise de "Cortez the killer". Elle se prolongeait. Encore. Il ne les avait jamais entraînés hors de cette intimité vespérale.

Ce soir, il ne partage rien. Une intimité solitaire. Encore un concert. Le dernier. A l'origine, il devait en faire 66. L'idéal d'une campagne marketing. Ils avaient imaginé un graphisme à la Easy rider avec le titre "On the Rock 66". Qu'aurait-il pu faire d'autre que refuser? Soixante étaient bien suffisants. Il n'en fera pas un de plus. Malgré les apparences, c'est déjà trop. Il peut dire non. Ne plus entendre le grondement de cette masse indistincte. Et puis... Il se lève. Prend la mesure du métronome. S'offre un sourire. Qu'aurait-il à faire de demain? "Do you remember the first time".

Aucun commentaire: