lundi 30 mars 2015

Celui d'après (suite et fin, la totale, version remasterisée)


Il faisait chaud. Je m’en souviens. Une chaleur qui clouait au sol. Une chaleur qui vous donnait l’impression d’évoluer dans un bain de mélasse. Je rêvais d'une douche. Un jet d'eau froide qui m'aurait surpris, saisi. Le souffle saccadé, j'aurais senti la fraîcheur précipiter la transpiration devenue colle. Mais rien de tout cela. J'étais au milieu des autres. Je faisais tout pour éviter les contacts. De tous côtés me parvenaient les odeurs d'hier et d'autres jours plus anciens. Je ne pouvais m'empêcher de penser à tous ces recoins où devait s’amonceler en couches successives la sueur que les frottements modelaient en vagues jaunâtres dans lesquelles se figeaient des touffes de poils trop longtemps restées dans l'ombre des solitudes nocturnes. J'avais l'impression d'observer comme pouvait l'avoir fait Zola. Un pseudo réalisme emprunt de mépris. J'avais exclu toute beauté, toute tendresse de mes observations. Cela ne me ressemblait pas. La fatigue certainement. Cela faisait déjà un moment que j'étais dans le métro. Mon séjour sous terre se prolongeait au-delà du prévisible. Je m'étais trompé plusieurs fois de direction. Toutes les conditions étaient remplies pour que je rate mon train.

Accroché à la barre comme un coquillage qui tente de résister, en vain, au flot, je regardais défiler les stations. Au gré des accélérations, les corps finissaient par s'agréger pour former une masse, sorte d'hydre informe et mouvante. Les haleines se mêlaient et répandaient une humidité qui semblait provenir du fond d'un marécage tapissé par des siècles de dépôts. A chaque arrêt, il n'était pas question de frôlements mais de frottements que les impératifs individuels pouvaient rendre agressifs. C'était comme si chacun de nous était un élément d'un mécanisme dont on n'aurait pas encore trouvé la fonction. Une fois les portières ouvertes, de nouveaux éléments pénétraient dans l’habitacle avant même que les anciens s'en soient tous extirpés. Ceux qui demeuraient se voyaient repoussés, contraints d'entrer en contact avec d'autres corps, de respirer d'autres mélanges. Pour ma part, temporairement résigné, je n'offrais aucune résistance aux mouvements. Je prenais la forme de l'espace qui m'était laissé. Selon l'ampleur du solde entre les entrants et les sortants, il arrivait que je ne puisse bouger. Parfois, trop éloigné de la barre, je n'avais rien à quoi me raccrocher.

Alors que je tentais de sortir la main de ma poche sans pour autant être soupçonné d'attouchements inappropriés sur personne non consentante, mon esprit et mon corps, passablement lassés de tant de promiscuité, me contraignirent à quitter la rame. Propulsé sur le quai par d'autres corps expulsés, il me fallut quelques secondes pour reprendre mon volume d'origine. Un courant d'air venu d'un couloir chassa la chaleur de mon visage. Aller à droite, aller à gauche. Pas la moindre hésitation. Je ne savais pas. Je pris la décision de m'asseoir sur le banc qui me faisait face et de laisser passer un peu de temps. Dans le métro je n'aime pas donner l'impression de ne pas savoir où je vais. C'est le seul endroit où j'aimerais être pris pour un parisien. Je regardais le quai d'en face. Au-dessus d'une affiche qui était censé nous inciter à partir loin d'ici, je découvris que j'étais descendu "Place Monge". Sacré Gaspard. J'étais incapable de situer l'endroit où je me trouvais. Je pris la direction de la sortie.

Ayant repéré un panneau sortie, j'empruntai un couloir, montai quelques marches et me retrouvai sur le trottoir, rue Monge. Puisque je ne l'avais plus, j'allais prendre mon temps. Probablement un autre temps, celui qu'aucun mécanisme ne peut mesurer, ce temps qui n'existe pas, qui ne marque rien, qui échappe à la mémoire collective, que l'on ne retrouve sur aucune photo, dans aucune bibliothèque, dans aucune chronique, qui échappe à la parole. Ce temps qui ne se partage pas, qui se dilue dans l'air. Je pris à gauche. J'aime marcher au hasard, surtout à Paris. Passer d'une rue à une autre, d'un arrondissement à un autre, changer de trottoir comme je changerais de pays. Exagération, mais j'avais à chaque fois l'impression d'être ailleurs. Marcher ainsi au hasard me permet de m'affranchir de toute contrainte. Inutile de savoir où je vais, aucune heure fatidique. Une rivière qui coulerait sans jamais se jeter dans la mer. Le courant me déposa à l'entrée du Jardin des Plantes.

J'entrai dans le jardin. Ce n'était pas ma première traversée. Des parcelles aux angles droits. Des alignements de verts et autres couleurs. Une volonté de contenir, de prévenir d'éventuels débordements. Peut-être la peur du hasard. Un ensemble qui me paraissait figé, hermétique à toute évolution, si ce n'est, peut-être, à celle des saisons. L'archétype du jardin scientifique, fruit de théorèmes, planté de racines carrées sur lesquelles régnait la statue de Buffon. Mais ce jour là peu m'importait. Elles pouvaient pousser comme bon leur semblait. J'étais dissocié, un mouvement dans l'air, sans destination si ce n'est celle d'aller quelque part sans volonté particulière d'y parvenir. Je laissai les grilles derrière moi et débouchai place du Puits de l'Hermite.

Si je pouvais me donner cette impression de marcher au hasard, j’étais à la recherche de quelque chose. Il me restait à déterminer la nature de ce quelque chose. Je jouais à être un homme sans passé, peu préoccupé de son avenir. Je voulais me sentir léger, être l'instant. J'étais un corps en mouvement. Je regardais les passants, l'agitation ambiante comme un spectacle qui me serait offert.

Après quelques pas je me retrouvai face à la grande mosquée, la grande mosquée de Paris. L'idée de dieu ne m'avait pas traversé l'esprit. Si j'exclus les présences forcées qui ont jalonné mon enfance et qui me voyait sur les bancs d'églises pour assister à des messes interminables et froides, j'avais peu fréquenté ce que j'appellerais les lieux saints. Hors les visites touristiques qui étaient teintées d'un soupçon de profanation, il m'était pourtant arrivé de passer du temps dans une église. J'ai un souvenir précis de l'une d'elle.

Une église plutôt sobre. Bien sûr, certains signes ne laissaient aucun doute sur le caractère catholique de l’édifice mais je ne me sentais pas écrasé par une quelconque affirmation triomphante. C’était comme si ceux qui avaient participé à la conception et à la construction de cette église y avaient glissé un espace de neutralité spirituelle.

J’entrai et trouvai le silence. Un silence qui comme l’air envahissait l’espace et m’entourait de sa lenteur. Je lui laissais le temps. En ces premières secondes je n'ai rien ressenti. Je n'ai pas vu mon âme s'élever. Enfant, lorsqu'à genoux aux pieds d'un Christ crucifié (il m'a fallu plusieurs années pour découvrir qu'il n'avait pas passé toute sa vie sur la croix) se finissait ma confession qui en règle générale consistait à lire une liste de péchés plutôt véniels (mots dont j'ignorais la signification) affichée au mur, de sa voix miséricordieuse le prêtre, après avoir donné le détail de ma pénitence toujours composée de "Notre père" et "je vous salue Marie" en plusieurs exemplaires à réciter dans l'ombre de la contrition rédemptrice et alors que déjà je lui tournais le dos pour sortir de son bureau, sorte de confessionnal convivial, me disait "Ainsi ton âme sera plus légère libérée du poids de ta faiblesse". Passé la porte, j'avais cette vaine volonté de me sentir plus léger, libéré de je ne sais quoi. Si j'en croyais cette sainteté, mon âme était à nouveau blanche. C'était cette époque de ma vie où je me devais d'accepter le sort qui m'était réservé. Malgré tout, sentant la caresse d'un sentiment de culpabilité, je ne pouvais m'empêcher de me poser cette question : où mon âme se trouve-t-elle?

Je n'ai jamais trouvé cette âme. Ni après avoir passé la porte ni dans cette église. Après m’être assis sur le banc, je consacrai quelques minutes à observer mon environnement. Je n’étais qu’un regard. La sobriété du lieu me reposait. Elle me préservait d’une introspection. Je n’allais découvrir aucun secret, aucune vérité. Je regardai la croix. Du bois, sur lequel était fixée une sculpture. Le message m’échappait certainement. Les vitraux retraçaient le chemin de la souffrance, du sacrifice, de cette quête du pardon qui ne peut qu'atténuer la culpabilité. En observant ces signes forçant le trait d'une condition humaine peu enviable, j'étais dans l'obligation de m'avouer que je n'étais pas étranger à cette représentation. Même si je voulais apparaître comme un étranger en ce lieu, comme un élément neutre, je devais bien m'avouer que ma vie était parsemée de culpabilité. Malgré mes efforts de légèreté, j'étais un coupable dans l'âme. Parfois coupable de tout et parfois coupable tout simplement. Pourtant, ce que je voyais finit par m'insupporter. Je ne parvins pas à établir le contact. La représentation d’un esprit, d’une souffrance était une contrainte, un obstacle. Je n’avais besoin de rien pour croire. Être en vie me suffisait.

Je suis sorti de l’église emportant avec moi son silence. Silence que je retrouvais en pénétrant dans les jardins de la mosquée. Je me suis assis sur un banc. J'ai regardé le sol. Je pensais à la vie. Cette vie que je traversais. Ma vie. Cette sensation de ne pas vivre comme si je n'avais qu'une seule vie. C'était comme si j'attendais quelque chose avant de commencer à vivre. Ma vie était dans un entrepôt attendant que je vienne la retirer. J'en ignorais la date de péremption.

  Une feuille est tombée d'un arbre. Le vent ou la fatigue. J'ai entendu le bruit. Un bruit léger. Dans sa chute elle a frôlé d'autres condisciples. Elle a rebondi. Je l'ai perdue de vue. Je voulais suivre sa progression vers le sol, absolument la voir se poser. Je lui offris toute mon attention. Un mouvement l'a éloignée des branches. Elle était dans la lumière. Comme si elle avait eu la volonté de retarder son contact avec le sol, elle décrivit des arcs de cercle. Sa légèreté ne la sauva pas. Elle rejoignit celles qui l'avaient précédée. Elles formaient une ondulation sèche et bruissante. Les pieds des derniers visiteurs leur donnaient un dernier élan vers l'ombre du soir.

«Il arrive que nos cœurs soient profondément liés à un partenaire de long terme, mais que nos corps s'ennuient.» Cette phrase de Andi Schreiber m'est revenu à l'esprit. Un homme voûté marchait vers la sortie du jardin. L'évidence m'a heurté. Un jour, mon corps ne serait plus désiré par personne. Plus aucune femme n'aurait envie de le caresser, ni même de le regarder. Aucune main ne glissera plus entre mes cuisses. Plus aucune bouche n'accueillera mon désir. Plus aucune lèvre ne me fera fondre. Même ma main n'aura plus envie de moi. je haïrai les souvenirs. Le souvenir de nos étreintes, de ces moments où je disparaissais dans ton souffle, où je m'évanouissais entre tes bras, où je me noyais dans ton plaisir. Ma vie se dissimulera dans le lointain. Je pensais à ce jour, ce jour où je serai ignorant, ignorant qu'une dernière fois dans l'aire d'un lit j'aurais repris mon souffle.

Comme si je voulais oublier ce qui allait se passer, je me suis levé. J'ai regardé autour de moi. Je n'avais pas envie de rentrer. Même si bientôt le soleil se contenterait de se laisser deviner, j'avais mieux à faire. J'avais envie de volupté et d'abandon.

Je regardai l'heure. J'avais raté mon train. Je prendrai celui d'après. Après quelques pas, j'entrai dans le hammam de la mosquée avec des souvenirs. Les souvenirs d'une ville de l'Est. Cet ex Est qui fut des plus gris et austère, soumis pendant de nombreuses années à un hiver idéologique. Pendant plusieurs décennies, la seule preuve de l'existence du temps étaient les fissures grandissantes qui ornaient les murs des villas couleur sable qui s'imposaient le long d'avenues bordées d'arbres qui semblaient hésiter à se déployer au-delà des trottoirs sur lesquels marchaient ces femmes et ces hommes dont les souffrances ne sont peut-être même plus des souvenirs alors que je me dirigeais vers les bains alimentés par les sources chaudes qui se faufilent sous la ville. Durant toute un après-midi, je passais d'un bain à l'autre, me laissant aller à l'eau qui passait du tiède au chaud. Le plaisir d'avoir un corps.

Délaissant provisoirement mes souvenirs, j'entrai dans le hammam de la mosquée. Un homme, plutôt jeune, c'est à dire moins âgé que moi, se trouvait derrière un comptoir d'une couleur respectable. Je vis tout de suite dans son regard que quelque chose le chagrinait. Comme si son attitude avait été une injonction, je stoppai ma progression vers lui. Depuis tout petit j'ai une âme de coupable. Je ne sais pas d'où me vient cette facilité à me sentir en faute. Quoi qu'il en soit, sur le moment, sans qu'un seul mot ne soit échangé, j'étais certain d'avoir enfreint un point de règlement. Peut-être fallait-il que je me déchausse avant d'entrer ou que je baisse les yeux en entrant en ce lieu dont dieu ne pouvait être absent. En ces moments d'incertitude timorée je ne brillais pas par mon intelligence ou par toute autre manifestation d'une humanité de bon aloi.

Je ne pouvais pas concevoir de faire demi-tour. Je m'avançai jusqu'à lui et lui fis part de mon intention de profiter de la chaleur ambiante. Avec une amabilité souriante, il me fit remarquer que l'entrée était réservée aux femmes. A la suite de cette révélation le silence s'installa. Je devinai dans son attitude combien il était désolé mais c'était la règle. Je ne savais pas trop quoi faire. Le sourire qu'il m'offrait m'empêchait d'évaluer sa détermination. Je n'avais pourtant pas l'intention de me conformer au règlement. En retour je lui souriais. J'avais conscience que ce ne serait pas suffisant. Pourtant, j'hésitais à lui parler, à argumenter. Il fallait que je l'entraîne à passer outre la règle sans qu'il se sente en danger, manipulé. Il fallait que j'utilise les circonstances et non pas remettre en cause le fait que les hommes ne pouvaient pénétrer en ce lieu. De toute façon, je ne sais pas convaincre. Dans mes relations avec les autres, je ne suis jamais crédible. Je donne cette impression de distance, de n'aspirer qu'à la solitude, cette solitude qui ne donne pas envie.

Sans trop savoir où j'allais, je lui fis remarquer qu'il ne restait que quelques minutes avant la fermeture et qu'en conséquence il était probable qu'il n'y ait plus personne. Peut-être avait-il la possibilité de le savoir. Il ne répondit pas à ma question. Je lui précisais alors, quel argument, que je pouvais m'aventurer à l'intérieur et que si je rencontrais quelqu'un, qui s'avérerait être une quelqu'une, il pouvait compter sur moi pour que je fasse demi-tour. Je n'avais quand même pas la tête d'un pervers. Il pouvait me faire confiance. De plus, dans ce cas, je ne demanderais pas à me faire rembourser. J'attendis sa réponse. Il resta silencieux. Illusion ou pas, la nature de son silence avait changé. C'était à présent un silence encourageant enrobé d'un sourire compréhensif. Il posa une serviette blanche sur le comptoir qui nous séparait. Je pris la direction des vestiaires.

Le couloir dans lequel je m'engageai se prolongeait dans la pénombre. De chaque côté, des cabines aux portes de bois peintes en bleu. J'avançai encore. Encore un peu. Sans vraiment choisir, j'entrai dans l'une d'elle. Quels auraient pu être les critères de ce choix? Une fois la porte refermée, j'ôtai mes vêtements avec un soin inhabituel. Je marquai un temps avant la nudité totale et finis par laisser glisser le dernier élément de tissu. Une relative absence de lumière ne me permettait pas de m'observer. De façon assez prévisible, je ressentis une certaine liberté. Peut-être même de la légèreté. Je n'étais rien que ce que j'étais. Je devais en sourire. Comme si nous étions deux dans ce carré préventif. L'un de nous deux était heureux pour l'autre qui sans pudeur s’exhibait. Longtemps, je ne suis pas parvenu à être un adepte du corps masculin. Je lui trouvais quelque chose de superflu. Je ne m'autorisais que la fréquentation de mon propre corps. Non qu'une autre éventualité ne m'ait jamais traversé l'esprit.

 Au cours de mes marches dans une autre ville, il m'arrivait de passer devant un bar. Au-dessus de la porte d'entrée flottait le drapeau aux six couleurs relié à une hampe en bois qui se terminait par une boule que faisait luire le lampadaire tout proche. Le temps passant, à chaque fois je devenais un peu plus tenté de pousser la porte. Ce qui notamment me retenait c'est que je ne savais pas ce que j'allais trouver derrière. J'avais à plusieurs reprises imaginé cette première fois. Cela allait du costaud moustachu au vieux chauve, bedonnant et libidineux. Un prétexte. Un soir, prétextant que je n'avais rien de mieux à faire, je traversai la rue et entrai. Je le fis sans raison, du moins pas avouée. Je n'aurais pas dû mais je fus surpris de voir des femmes parmi les clients. Après quelques signes de tête pour répondre aux regards d'une curiosité toute retenue, je m'installai à une table. Pendant un temps, je ne sus pas où poser mes yeux. Figé dans un cliché cinématographique, j'avais cette appréhension que mon regard puisse être interprété comme une invitation à  un rapprochement. A tort ou à raison, j'avais cette image du gay qui allait droit au but, ne s’embarrassant de préliminaires, de quelque nature qu'il  soit. Je dois avouer qu'en d'autres circonstances cela m'aurait plutôt convenu. Le respect des codes de la rencontre hétérosexuelle pouvait me peser surtout lorsque l'intention partagée était de clore la soirée dans le même lit. Je me souvins des paroles de la chanson de Claude Nougaro "Les don juan". "Ce qu'il faut dire de fadaises Pour voir enfin du fond de son lit Un soutien-gorge sur une chaise  Une paire de bas sur un tapis". Ce soir là, je ne tentai rien et il ne se passa rien, pas même une conversation anodine. L'important était d'avoir passé le seuil. J'étais comme soulagé. Je revins régulièrement. Sans devenir un habitué, au bout de quelque temps, je fus accueilli par des sourires de reconnaissance retenus. J'étais passé au-delà de la curiosité. Je cherchais maintenant à prendre de l'assurance. Je songeais à faire une incursion sous la ligne de flottaison, à faire un premier pas vers l'intimité. Je ressentais une certaine impatience. Ce n'était pas un défi. J'avais envie d'y goûter. Je n'aurais su dire si à cette envie se mêlait du désir. Du moins, je n'osais pas encore me l'avouer. Mais peu doué pour le contact spontané, j'étais à la recherche d'un trait d'union. Je finis par le trouver en la personne de Kawabata. Un soir, je pris place en prenant bien soin de déposer "Les belles endormies" sur le bord de la table. J'étais persuadé qu'elles permettraient de délier, si ce n'est plusieurs, au moins une langue. Ce qui se produisit. Un homme, plutôt jeune (bis), vint jusqu'à ma table. Il offrit à mon regard sa grande taille agrémentée d'un sourire qui semblait me dire que, somme toute, cela n'engageait à rien. Je lui fis signe de prendre place. Dans le prolongement du mouvement, il se saisit du livre. Il regarda la couverture pendant ce qui aurait pu sembler de longues secondes, aussi longues que sa main dont les doigts finirent par caresser le titre. Après, comme il se doit, avoir parlé littérature et autres formes d'expression, nous avons quitté l'endroit. Pour en arriver à cette décision, nous avons d'abord fait semblant de nous parler. Seule sa voix a dans un premier temps retenu mon attention. Pour une éventuelle première fois, il fallait que tout soit parfait. Je n'avais pas une idée précise de ce que contenait ce tout. Je ne voulais pas d'une expérience foireuse, d'un truc à faire gerber. Je voulais vivre un prototype de rencontre. Après sa voix, j'ai regardé son visage, avec une attention particulière pour sa bouche. Je n'ai pas pu m'empêcher d’imaginer. 


Nous nous sommes rapidement retrouvés dans son appartement qu'il ne me fit pas visiter. Cette impatience se prolongea jusqu'à sa chambre et prit fin passé la porte. Nous étions face à face. "Nous y voilà" se forma dans mon esprit. Je ne savais pas quoi faire ni par quoi commencer. Désorienté, je n'avais, en la circonstance, pas la moindre idée de ce que pouvaient être les préliminaires. Je ne voulais pas être entraîné sur un terrain par trop inconnu. Le regardant dans les yeux, je glissai ma main dans son pantalon qui ne tarda pas à tomber me révélant ce que j'étais venu chercher. J'avais tiré le gros lot. En marge de l'élégance, c'est l'expression qui me vint à l'esprit. Encore dans sa phase d'expansion sa queue déjà épaisse et lourde se balançait. J'aimai cette modestie provisoire. Entre mes doigts, elle gardait sa souplesse et sa douceur qui encourageaient les caresses. Ensuite...   

J'allai sortir de l'ombre de la cabine. Même en l'absence de bruit, j'hésitai. J'hésitai à me dissimuler pour partie. Après un temps de réflexion ou d'hésitation, j'enroulai la serviette autour de ma taille qui depuis quelque minutes avait tendance à prendre de l'ampleur. Ce constat m'agaçait. D'autant que ce surplus de volume m'avait sauté aux yeux un de ces foutus matins, comme si cette transformation s'était insidieusement déroulée au cours de la nuit, profitant de mon inattention. Je soupçonnais mon corps de procéder à une vengeance pour l'avoir pendant toutes ces années contraint à s'épuiser dans des courses sans fin, par tous les temps. Il était meurtri, marqué, traumatisé. Je l'entretenais sans en prendre soin. Il avait fini en quelque sorte par manifester son mécontentement réclamant certainement plus d'égard, de respect. Comme le disent ces onctueux psychothérapeutes, il faut savoir écouter son corps.

Au-delà de l'enfilade de portes maintenant closes devaient se trouver les espaces. Ces espaces dédiés au corps, fait de chaleur glissante. J'avançai en espérant avoir laissé mes pensées dans la cabine. Je ne voulais être qu'un corps avide de sensations. J'éprouvais toujours les pires difficultés à ne pas intellectualiser l'expression corporelle. Je ne ressentais jamais le plaisir d'être simplement là où j'étais. Des pensées, des images me tiraient vers autre chose jusqu'à en oublier l'instant. J'avais fini par me persuader que mon esprit n'aimait pas mon corps, qu'il se méfiait de ses désirs, de ses plaisirs, de ses possibles éructations qui ne pouvaient qu'être la manifestation du renoncement. Avec le temps, s'était constitué un amoncellement de névroses. Pour tout dire, je n'étais pas loin d'avoir peur de vivre. 

En passant devant ces cabines aux portes closes, je ne pouvais malgré tout pas m'empêcher de penser. De penser à tous les désirs qui devaient s'y étaient amoncelés. Des désirs qui certainement se mêlaient à mes fantasmes. Mes fantasmes! Je crois me souvenir du premier d'entre eux. Si le sexe a rapidement fait irruption dans ma vie, il est assez longtemps resté autocentré. Je ne sais par quel hasard je me suis d'abord et exclusivement consacré au plaisir solitaire. Je me suis toujours demandé comment l'on en vient à la masturbation. Je n'ai pas reçu d'éducation en la matière, personne ne m'a montré comment procéder et pourtant... Parfois avec une frénésie exténuante, pendant de longues années j'ai pratiqué cette recherche du plaisir. Une sorte de fast-food de la jouissance. Je ne me souviens pas d'une première fois mais curieusement j'ai encore en mémoire des lieux de mes pratiques. Pendant quelque temps, voulant certainement découvrir le plaisir ludique, je pratiquais cette activité dans des lieux dont ce n'étaient pas la destination pour autant que de tels endroits existent.

Le premier fantasme dont je me souvienne est né quelques semaines après mon entrée au collège. Il est né et a prospéré. Ma professeur d'histoire était l'objet de ce fantasme. Je ne me souviens plus de ce qui me plaisait en elle mais elle est rapidement devenue une obsession. Je n'ose pas penser qu'elle pouvait ressembler à ma mère.  Pensionnaire, recroquevillé dans mon lit étroit, j'attendais que les lumières du dortoir s'éteignent et je fermais les yeux. Dans le script d'origine, je marchais dans la rue et passant devant une voiture, je regardais par la vitre. Assise derrière le volant, je voyais l'objet de mon tourment. Me voyant, elle me faisait signe de la rejoindre à bord. Ce que je faisais. A cet instant de ma encore courte vie, je n'avais pas une conscience bien précise de mon corps et des possibilités qu'il était susceptible d'offrir et de m'offrir.

En revanche, ce que je savais, peut-être encore confusément, c'est que l'essentiel se trouvait entre ses cuisses. Confusément, car je ne savais pas ce que j'allais y trouver. A n'en pas douter, le bonheur. L'ignorance devait donner toute sa force à mon fantasme. A genoux, je plongeais la tête dans l'ombre. D'une main elle caressait mes cheveux. Et là, dans la chaleur de l’excitation,  je sentais les vagues de l'extase. De toutes mes forces je tentais de garder en moi l'image de cet enfant à genoux. Je sentais les draps me caresser les joues. Pour ne pas éveiller la curiosité, j'étais contraint à l'immobilité dans ce lit étroit. L'impossible satisfaction était pourtant à portée de main. Soir après soir je revivais la même aventure.

Je laissai les cabines derrière moi. La chaleur prenait forme. Les lieux étaient déserts. Je m'allongeai sur les lattes de bois et me laissai disparaître dans la vapeur. Ressentir. Telle était mon envie. Des gouttes se formaient sur ma peau. Je les sentais me parcourir. Il fallait absolument que je sois là, que je reste là, pleinement, sans interstice. Je mis à profit ma pratique de la méditation en pleine conscience. Les volumes prirent possession de mon esprit. Épais et lourd, mes membres se répandaient dans l'espace. 

Est-ce l'énergie mobilisée, je m'endormis par inadvertance. Une main posée sur ma cuisse me réveilla. Je ne sursautai pas. Mes yeux restèrent clos. Le massage commença. Comment aurais-je pu en être étonné en pareil lieu? Cette main, bientôt rejointe par son alter égo, caressait, glissait sur la peau humide. Elles passaient d'une cuisses à l'autre en utilisant les déclivités arrondies. Sans heurt, comme si je n'étais que frôlement, je me retrouvai sur le ventre, appréciant la chute de ma serviette. J'étais plus que jamais là, de tout mon long, les muscles en vadrouille. Ce que j'attendais arriva. Enfin. Je n'avais pu dissoudre en totalité une certaine impatience. Un liquide, venu d'ailleurs, qui me parut épais coula sur l'extrême bas des reins et se laissa entraîner par la pente. Des doigts, nombreux, prirent possession de mes fesses. De la pensée je les accompagnais, essayais de les guider. Comme l'air, ils s’immiscèrent dans tous, dans le moindre espace, parfois là où jamais personne ne s'était aventuré. J'avais cette infinie sensation de me découvrir, de laisser place à l'envers. J'offrais ma passivité. L'instant tremblait, débordait, se répandait, envahissait. Mon cerveau ne reconnaissait rien. Il cessa toute analyse. Les mots rejoignirent leur case.

J’eus l'impression de me réveiller une seconde fois. Cette fois, seul. J'ouvris les yeux. Je laissai passer ce qui aurait pu être des secondes. Le temps de reprendre possession. Je me levai et remis la serviette. L'essentiel était encore dispersé. Au hasard, je pris le sens inverse, repassai par la douche et la cabine. L'homme plutôt jeune me regarda sortir avec un sourire.
Y aurait-il un prochain train?    

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