mercredi 19 novembre 2014

Discours pour un départ en retraite

Eric, si tu me permets de t’appeler Eric puisque c’est de toi dont il s’agit, c’est aujourd’hui ton dernier jour, dernier jour tel un catafalque sur lequel auront été déposés les vestiges d’une carrière que la nuit bientôt engloutira sous le suaire de l’oubli et de l’indifférence. Car, Eric, ne te fais pas d’illusion. Aussi cruelle soit-elle, je me dois de te dire la vérité. Non pas la vérité des chiffres, non pas la vérité des courbes, fussent-elles inversées, renversées ou renversantes, non pas la vérité des tableaux quand bien même fussent-ils l’œuvre d'artistes de la manipulation. Que nenni. Il s'agit de cette vérité du cœur, de cette vérité exigeante, de cette vérité intègre, austère et rapeuse qui rend libre. Donc, au nom de cette vérité qu'ici tous nous chérissons, je me dois de te dire que j’ai fait le tour de l’ensemble des services de la DR et si l’on retire d’une part tous ceux qui ne savent pas qui tu es, d’autre part tous ceux qui se réjouissent que tu partes et enfin ceux que ton départ laisse indifférents, il reste peu de personnes susceptibles de te regretter. En d'autres termes, ce ne fut pas la razzia sur le Schuf. Quoi qu’il en soit, comme tu le sais, il est difficile de faire l’unanimité, même contre soi.

 Tu as donc décidé de partir. Tu as décidé de quitter cette belle famille, cette famille unie qu’est pôle emploi. Te connaissant, je sais que ce ne sera malgré tout pas sans regret, notamment, m'as-tu dit, celui de ne pas l’avoir fait plus tôt. Tu m'as dis, je te cite "Comme notre respecté directeur régional, je piaffe d'impatience". Enfin, quand je dis que tu as décidé, il ne faut pas exagérer en ce lieu l’étendue du droit individuel à l’autodétermination. Mais tout cela n'est que façade, l'ultime bravade d'un agent rongé par le regret, le regret de partir si tôt. Car j'ai lu dans ton regard toute cette tristesse, cette détresse de devoir partir avant de pouvoir contempler fier et ému l'aboutissement de ta carrière qu'aurait symbolisé l'avènement de Pôle emploi 2015 pour lequel tu as, sans relâche, avec une abnégation de bénédictin, travaillé jour après jour jusqu'à l'épuisement sans pour autant, perfectionniste que tu es, être le moins du monde satisfait. Je dois te dire que de mon côté je n'ai pas, en vain, ménagé ma peine auprès de la direction pour qu'en signe de reconnaissance nous puissions parler de Pôle emploi 2014.  

Comme toute chose issue du génie humain, ce texte a sa genèse.
Muni dans la main droite d’un dossier fort volumineux à l’importance fort limitée et la main gauche négligemment enfoncée dans la poche placée fort opportunément du même côté j’arpentais d’un air inspiré le couloir. Tout à mes pensées et l’air préoccupé, mon pas alerte et conquérant fut interrompu alors que je passais devant un bureau. J’entendis une voix que j’identifiais comme féminine me héler. Encore une admiratrice qui quémande un sourire, me dis-je. Que nenni. Plutôt qu’à mon charme, mon interlocutrice souhaitait faire appel à mon humour. « Toi qu’est drôle, tu pourrais pas écrire un mot pour le départ d'Eric ? » Je ne fis aucune remarque à propos de la syntaxe approximative de mon interlocutrice et me contentai de lui offrir un sourire d’assentiment.
Un mot. Sur le coup, je me suis dit qu’écrire un mot ça ne devait pas être bien compliqué. J’ai pris un ouvrage et je l’ai ouvert au hasard. Je suis tombé sur « emploi ». Avouez que ce n’était pas de chance. Pourquoi pas pôle pendant qu’on y était. Après je suis tombé sur le mot confiance et la phrase qui illustrait ce mot était « Faire le pari de la confiance ». C’est là que j’ai commencé à avoir un doute. J’ai regardé la couverture de ce curieux opuscule qui en fait s’apparentait d’avantage au bréviaire puisque c’était « Pôle emploi 2015, réussir ensemble ». Allez savoir pourquoi, confiance m’a fait penser à la couche du même nom. Si l’on y réfléchit bien, à l'impossible nul n'est tenu, Pôle emploi fait son possible pour que le nombre de demandeurs d’emploi ne déborde pas trop, les mesures étant en quelque sorte les élastiques là sur le côté qui il faut bien le dire ne suffisent pas toujours à éviter les débordements. Renonçant à écrire un mot, j’en ai écrit plusieurs. Ce qui n’est pas forcément mieux mais nous préférons parfois la quantité à la qualité ce qui nous donne l’illusion de l’opulence.
 Alors, soucieux d'obtenir ton assentiment et par ailleurs connaissant ta maîtrise toute relative de la langue française et de ses subtilités, je t’ai proposé d’écrire à ton intention un discours à caractère plus ou moins laudatif qui te permettrait de partir sous le regard admiratif d’un aréopage surpris de tant de talents et d’élégance. Mais tu refusas mon offre. Et ce n’est qu’hier, en fin de journée, prenant probablement conscience de tes limites, que penaud tu vins me voir. Arguant d'un manque de temps, excuse dont ni toi ni moi n’étions dupes, tu me demandas d’écrire un texte qui notamment mentionnerait tous ceux qui t'avaient cassé les attributs de la virilité au cours de toutes ces années. J'ai dû t'expliquer qu'en pareille circonstance, un peu d'élégance et de hauteur de vue seraient de bon aloi. Je t'ai donc proposé que tu établisses la liste de ces personnes qui auraient pu composer le casting du ballet Casse-Noisette, liste que j'ai glissée dans cette enveloppe et qui sera consultable.
 
Donc je me dois de t’avouer que ce n’est pas sans émotion que j’ai écrit et que présentement je lis ce petit compliment et ce à plus d’un titre. En effet, tu fus mon premier directeur et ce à l’agence  d'Abbeville lorsque, faute de mieux, un 1er février 1991 j’intégrai, en qualité de CRE, ce qui n’était encore que l’ANPE. Nous logions dans des locaux miteux, crasseux dont l'état de délabrement n'était que le reflet prémonitoire de ce qu'il allait advenir de notre économie si j'en crois un autre Eric, Zémour celui là. C'est en ce lieu que j'assistai à mon premier plan. Le plan 900 000 DELD. Pour ceux qui n'étaient pas nés, il s'agissait de rencontrer les demandeurs d'emploi inscrits depuis plus de 12 mois. Pour certains d'entre eux, ce fut l'occasion d'une sortie jusqu'à la ville, de prendre l'air. L'entretien se passait à peu près ainsi:
- Vous êtes donc inscrit à l'agence.
- Oui répondait le DE dans ce qui étaient les prémices de l'entretien interactif.
- Si je calcule bien, vous êtes inscrit depuis 42 mois. 
- Bah, oui. Le temps passe vite.
- Et donc, si j'ai bien compris, vous cherchez un emploi.
Une hésitation venait se glisser entre la question et la réponse. Le DE, pesant le pour et le contre finissait par répondre oui.
- Parfait lui répondait le conseiller qui embrayait par un "Et donc jusqu'ici vous n'avez pas trouvé?" 
Le DE se demandait si ce n'était pas une question piège et finissait par lâcher
- Vous savez, c'est la crise pour tout le monde.
- Mais vous cherchez quand même?
- Bah oui, bien sûr.
- Bon. Eh bien, je crois que nous avons fait le tour de la question. En cas de besoin, n'hésitez pas.
Tout le monde était rassuré.  
Avant d'être ce directeur à la moustache toute aussi raide que les règles d'indemnisation et symbole d'un priapisme capillaire triomphant, à Friville Escarbotin  tu fus prospecteur placier, fonction plus connue sous l'acronyme PP. Tous les lundis tu partais en prospection, arpentant les rues de cette picarde bourgade pour essayer de convaincre les commerçants qu'en embauchant un DELD ils pourraient bénéficier... Mais tu revenais bredouille oubliant à chaque fois que le lundi était jour de fermeture des commerces.
Mais je ne vais pas ici retracer tous les plans, parfois proche de la comète, qui ont ponctué ta vie professionnelle tant ils furent nombreux et tous les faits marquants qui ont jalonné ton éblouissante et brillante carrière, si brillante qu'il faudra des décennies pour en évaluer  l'ampleur et mesurer son influence sur les politiques de l'emploi qui ne manqueront pas d'agrémenter longtemps encore notre quotidien. Je me contenterai de rappeler qu'en notre région tu fus, avec tes trois opiniâtres et indéfectibles fantassins, le pénétrant fer de lance, le bras armé du partenariat, portant au plus haut les valeurs de notre institution, n'hésitant pas à, sans réserve, donner de ta personne pour que justice soit rendue à cette immense et incomparable contribution de Pôle emploi à la résorption, à l'éradication, à la disparition, extirpation de ce qui fut ta quotidienne obsession, à savoir le chômage. Car chaque matin, face à la courbe, vous en conviendrez non dénuée d'une certaine sensualité, se dressaient, telle ta virile turgescence, les mesures que, Hercule moderne, tu brandissais face à l'hydre du chômage qu'un jour prochain tu aurais terrassé. Mais de temps tu n'en eus pas suffisamment.
 Voici donc que se termine une bien pâle évocation de ce que fut ton passage parmi nous.
Pour terminer, saches que, pour ma part, travailler avec toi fut (beaucoup de chose ont été fut) un plaisir. Alors au nom de tous, ou presque, je te souhaite une vie de plaisirs et de jouissances sans entrave.       



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