jeudi 7 mars 2013

Pas de fumée (suite et fin, l'intégrale)


Lorsque je me promène dans un musée, il m'arrive de me poser des questions. La plupart du temps je n'en cherche pas la réponse notamment parce qu'elle ne m'intéresse pas ou que j'oublie la question qui correspond. Pour dire toute la vérité, je laisse souvent la paresse intellectuelle prendre le pas sur ma curiosité. Il y a pourtant une question qui ne s'est jamais découragée. Bien que laissée sans réponse pendant très longtemps, elle a fait preuve d'abnégation en venant sans cesse perturber mon apathie neuronale. C'est une question simple et légitime que chacun se pose un jour ou l'autre devant certaines œuvres d'art. Elle peut prendre cette forme : comment l'idée de réaliser cette œuvre est-elle venue à l'artiste? Cette question n'est pas forcément pertinente mais elle fait émerger le mystère de la création, elle traduit la croyance en un monde inconnu, inaccessible.  
Bien que certaines réponses ne soient pas à la hauteur des questions qui les ont fait naître, elles arrivent parfois à nous surprendre. Il en est ainsi à propos d'un tableau de René Magritte.

Un ami de Magritte relate cette anecdote dans un livre de souvenirs.

"Comme tous les hommes, Magritte aimait sa femme. Elle s'appelait Georgette. Comme tous les hommes, Magritte aimait sa femme mais... Comme certains hommes, il lui arrivait de ne pas résister. Je ne sais pourquoi, je lui avais un jour fait remarquer que pinceau et pénis avait la même racine étymologique. Même s'il n'avait pas une vie mondaine très développée, il lui arrivait de participer à des vernissages, des conférences et il fit partie de plusieurs mouvements artistiques dont certains membres avaient un bon coup de pinceau. C'est ainsi qu'il fit ce que l'on appelle pudiquement des rencontres. Il ne pouvait, après coup s'empêcher de m'en parler. Sa confidence commençait toujours par "Tu sais, l'autre jour..." Il avait conscience, me disait-il, que ces aventures n'avaient rien avoir avec son physique ou un quelconque charme naturel. Le récit était toujours succinct. A une exception près. Cette fois là, il me demanda de passer à son atelier.
"Tu sais, l'autre jour..." Je l'interrompis pour lui faire remarquer que si c'était pour ça qu'il m'avait demandé de venir, il me faisait perdre mon temps. J'étais prêt à partir, quelque peu contrarié, mais il me pria instamment de rester car cette fois ci c'était différent."  

Ce fut effectivement différent. Curieux, je pris le bus et me rendis donc à l'atelier. En chemin j'essayai d'imaginer ce qui avait bien pu créer cette différence. Mes premières recherches me conduisirent de façon attendue vers des pratiques peu usitées, exotiques et autres. Mais, compte tenu des limites de mon imagination et connaissant la réserve de Magritte, j'abandonnai rapidement cette voie. Quoi qu'il en soit, il n'entrait jamais dans les détails. J'étais une sorte de confesseur à qui il était inutile d'en dire trop. L'aveu était comme l'eau sale d'une lessive qui aurait fini dans l'égout de l'oubli.
Laissant mon imagination au repos, je regardai les passagers hommes. Ils étaient sept comme les péchés capitaux . C'est pourquoi j'ai retenu leur nombre. Je me demandais combien aimaient leur femme de la même façon que Magritte. Il aimait à dire que l'amour n'était qu'une illusion, qu'il pouvait s'absenter puis revenir, que ce n'était pas un courant continu, que l'important était souvent ce qui ne se trouvait pas sur le tableau. Je ne sais pas pourquoi mais je n'avais jamais rien à répondre. Il n'en attendait certainement pas plus.
Je descendis du bus, montai l'escalier et entrai sans frapper. Il était là, face à la porte, assis, les mains vides. Je vis dans son regard que ce devait sans aucun doute être différent.

A cette époque, Magritte réalisait des travaux à la demande, ce qui lui permettait de vivre un peu mieux. Il travaillait notamment pour des commerçants de Bruxelles. Sur des plaques de métal il peignait ce qui symbolisait l'activité du commerce concerné. Un bovin pour une boucherie, un pain pour une boulangerie. Ce jour là, encore posé sur un chevalet je vis la représentation d'une pipe. Je n'eus pas le temps de lui en demander la destination que déjà il commençait son récit. 

"Tu sais, l'autre jour j'ai croisé une femme. Je sais, ce n'est pas la première fois. Mais cette fois ci j'ai ressenti quelque chose de particulier. On pourrait appeler ça l'indicible. Elle m'a parlé de ma peinture comme... Je ne trouve pas les mots mais je sentais qu'elle avait compris, qu'elle m'avait compris. Naissait une complicité. Son regard n'abîmait pas ce que j'exposais. Nous avons parlé. Nous avons bu. La fin de la soirée est arrivée. D'habitude, je n'hésite pas. Je les invite à boire un dernier vers ou je rentre seul. Sans trop savoir pourquoi, cette fois-ci je ne savais pas quoi faire. Devions-nous laisser les couleurs entre nous ou déchirer la toile? Je dois t'avouer qu'elle me donnait envie. j'ai fini par l'inviter. Je l'ai emmenée à l'atelier. Ensuite, tout est allé très vite. Sitôt la porte refermée, nous nous sommes enlacés. Quelques secondes plus tard, nous étions nus. Ensuite, le tourbillon. Tout est allé tellement vite que je n'ai pas pensé à respecter les règles élémentaires de prudence dont fermer la porte à clé fait partie. Nous tourbillonnions quand la porte s'est ouverte. Le visage de Georgette est apparu dans l'ouverture. Sur le coup, j'ai arrêté de bouger, de respirer. Je l'ai regardée tout en cherchant à formuler une explication. Peut-être avais-je déjà utilisé la totalité de l'imagination réservée à ce jour mais "Chérie, ce n'est pas ce que tu crois" est la seule chose que j'ai trouvée à lui dire. Remarque, c'est un peu vrai. Ce qu'elle avait devant les yeux n'était pas vraiment la réalité, ce n'était pas vraiment moi, celui qu'elle connait. Elle a fait "Ah" et elle est partie."

Il m'expliqua ensuite qu'il avait entamé la reconquête de sa femme et qu'il allait tendre vers la fidélité. Je ne fis aucun commentaire et quoi qu'il en soit, je devais le quitter rapidement. Juste avant que je ne parte, il me posa une question.
" Le buraliste pour qui j'ai fait cette enseigne n'en veut plus au motif que la pipe ne fume pas. Je vais la garder et l'exposer mais j'aimerais bien ajouter une légende. Tu n'aurais pas une idée?"  

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