De tous ces instants. Il se souvient de
tous ces instants. Instants d'une nuit d'hiver illuminée. Des
instants bien rangés dans sa mémoire. Il vérifie régulièrement
qu'ils sont bien là. Des fois que le temps les aurait altéré, les
aurait rendu illisibles. Il s'est constitué une bibliothèque
cérébrale dans laquelle il puise des images, des sons, des
musiques, des courts métrages, des voix, des phrases. Il est vrai
que c'est une bibliothèque qui lui ressemble, dans laquelle il ne
s'y retrouve pas toujours. Il n'a jamais eu d'ordre. Il se souvient
parfois vaguement. Il sait que certains souvenirs ne tiennent à pas
grand chose. S'il ne les remet pas rapidement sur le dessus de la
pile ils disparaîtront à jamais. Combien sont-ils déjà revenus à
l'état de feuille blanche? Il tombe parfois dessus pendant l'une de
ses recherches. Il essaye de percer cette blancheur, de voir s'il ne
resterait pas quelque chose, un indice qui lui permettrait de
reconstituer ce souvenir. Il sait qu'un jour les feuilles blanches
seront les plus nombreuses. Pour finir, peut-être même ne
restera-t-il plus que des feuilles blanches que personne n'utilisera
à nouveau. Il se demande parfois à quoi bon garder des souvenirs si
c'est pour qu'ils disparaissent avec lui. Quand il s'enferme dans sa
bibliothèque, il lui arrive de tomber sur des perles, des souvenirs
qu'il avait oubliés. Il ne sait plus quand, au gré d'une de ses
déambulations entre les circonvolutions, il était tombé sur son
premier amour. L'image n'était plus très nette. Il n'était pas
parvenu à distinguer son visage mais avait reconnu sa silhouette.
Malgré le flou, sans savoir comment, il était certain que c'était
elle. Un amour secret, tout en retenue. Un amour qui n'avait besoin
de rien d'autre que d'exister. Un amour avec lequel il s'endormait.
Un amour qui le faisait rêver. Ce qui n'est pas le cas de tous. Au
détour de ses pérégrinations, il lui arrive de distinguer des
endroits sombres. Il ne ressent pas l'envie de s'y aventurer. Le coin
des mauvais souvenirs. Contrairement aux autres, le temps ne semble
n'avoir aucune prise sur eux. Ils demeurent dans l'ombre,
imputrescibles, toujours aussi toxiques, prêts à absorber la
clarté. Il s'en éloigne sans toujours pouvoir leur échapper. Comme
pour les péchés, parmi ces mauvais souvenirs se mêlent ceux qu'il
qualifie de "véniels", ils ont le don de lui gâcher la
journée quand ils refont surface mais finissent soit par reprendre
leur place jusqu'à une éventuelle réapparition soit par devenir
inoffensifs. Les souvenirs étiquetés "mortels' quant à eux,
selon leur contenu, le plongent dans une torpeur où peuvent se
côtoyer les remords, les regrets, la honte, la douleur, la
tristesse. Lentement, ils diffusent le mal-être. Il prend son mal en
patience, "non son bien en urgence" attendant que les
effets disparaissent. A défaut d'affronter l'ombre, il tente de
vivre le plus souvent possible dans le présent, s'autorisant de
temps à autre une incursion dans les allées d'un passé apaisant,
bienfaisant.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire