mardi 14 juin 2016

Discours pour un anniversaire

Alain, si tu me permets de t'appeler Alain, tu es aujourd'hui à la croisée des décennies. Peu nous importe leur nombre puisque, à part toi, nous ne sommes pas concernés et je serais tenté de dire loin de là. Je dois t'avouer que tu m'as surpris en décidant de fêter ton anniversaire. Du moins au début. Cette décision n'était pas sans risque. Elle nécessitait la mise en place d'une organisation conséquente, prévoir ceci, cela, penser à faire ci et ça. Tout cela étant source de stress. Mais j'ai vite compris pourquoi ainsi à corps perdu tu te lançais dans une telle aventure. Peu après ta décision tu nous réunissais et c'est là que j'ai compris. Nous regardant l'un après l'autre, dans les yeux, nous qui malgré nous faisons partie de ta famille, tu nous a dit toi tu vas faire les décorations, toi tu t'occupes de nettoyer la grange, vous deux vous vous occupez de mes cadeaux, toi tu relances ceux qui auraient oublié de donner, toi tu réserves la sono et tu laisses un chèque de caution, toi tu prends en charge l'approvisionnement et tu négocies les prix et enfin toi le grand tu m'écris un compliment et un compte rendu de cette réunion. Après ça, j'ai bien réfléchi mais je n'ai pas trouvé ce qui te restais à faire. Et c'est comme ça que je me suis retrouvé devant une feuille blanche.

 A chaque fois que je suis invité à un anniversaire c'est l'angoisse. Je sais que je vais être obligé d'écrire un discours et que si je n'en écris pas un ce sera la déception pour tous les autres invités et surtout pour l'inviteur qui pendant des mois, voire des années comme Jamal, ne manquera pas de m'en reparler avec une pointe de reproche dans la voix. Et quand Alain m'a invité, ça n'a pas loupé. Je me suis retrouvé devant ma feuille blanche en me demandant ce que j'allais bien pouvoir raconter. Car ne vous y trompez pas, si ce que vous entendez semble aller de soi, dites vous qu'à chaque fois je trime des heures, des jours, des semaines pour écrire trois phrases. Je sais que Bertrand, hobereau local perpétuant avec ses servantes le droit de cuissage, dit que comme je suis fonctionnaire je n'ai que ça à faire. Quand bien même, car non seulement je dois écrire mais en plus ce que j'écris doit être drôle. A chaque fois je me dis "Vais-je les faire rire?". Parfois ma main se crispe et cette lancinante question revient "Mon Thierry, es-tu drôle?". En me relisant, tout en me regardant dans la glace, j'ai bien été obligé de m'avouer que je ne suis pas aussi drôle que Titi, que je ne suis pas aussi beau et sexy que Thomas et son matos, pas aussi élégant et distingué que Jorge, pas aussi éruditrock que Bruno, pas aussi parfait que Richard, véritable couteau suisse de la vie à deux qui a une lame pour tout. Je me souviens d'une fille qui après un moment d'intimité m'avait balancé "Le problème avec toi, c'est que c'est toujours presque."

Il m'a donc fallu trouver des trucs à dire sur toi, Alain. Vu tout ce que j'ai déjà raconté sur ta famille, ce n'était pas gagné. D'autant que comme d'habitude, quand j'ai demandé à tes sœurs et frère de me donner des idées, de me faire part d'anecdotes, j'ai eu en face de moi des feuilles blanches. J'ai bien pensé faire une incursion dans ton intimité en faisant un détour par ta vie sexuelle, comme Bertrand aime que je le fasse, mais j'ai dû me rendre à l'évidence que si tu n'avais pas de vie sexuelle ce serais la même chose. Autant pour l'anniversaire de ta sœur, dont je tairai le prénom pour préserver son anonymat, j'avais eu tout le loisir, en tout bien tout honneur, de farfouiller dans sa petite culotte pour, tel Depardieu dans les valseuses, en exhumer quelques frasques, autant pour toi, je n'ai rien pu tirer de ton caleçon. Il est vrai que tu as toujours été d'une hygiène irréprochable.  Quand j'ai rencontré Christel pour qu'elle me raconte son Alain, elle a pris soin de me préciser qu'il ne fallait en aucun faire ne serait-ce qu'une allusion à ta libido sauf si et seulement si l'assistance le réclamait à corps et à cris.

Bien, comme dirait notre ami Rocco et ce qui est un des fantasmes de Bertrand, après cette longue introduction, entrons dans le vif du sujet. Si aujourd'hui nous voulions en quelques mots dresser un portrait de toi Alain  nous viendrait à l'esprit : sensible, réservé, prévenant, attentionné, drôle, intelligent, sensuel, charmant, élégant, travailleur, sérieux, rigoureux, moral... Mais il n'en a pas toujours été ainsi. Durant de longues années, surtout longues pour tes sœurs, comme a fini par me l'avouer, le regard encore voilé par d'anciennes terreurs, une de ses sœurs dont je préciserai simplement qu'elle travaille dans le notariat, tu aurais pu être qualifié de juvénile psychopathe. Ayant découvert les subtilités du rock'n roll en achetant les 45 tours et autres compiles de Slade et des Rubettes, tu te piquais d'être un ingénieur du son. Sur l'étagère de ta chambre trônait un tourne-disque mono pourtant composé de deux enceintes encastrées. Il était agrémenté de trois boutons : on/off, grave/aigu, l'ensemble faisant office de table de mixage. Persuadé d'avoir transformé le mono en stéréo, par de subtiles réglages, tu affirmais avoir trouvé le son absolu, l'équilibre parfait grâce notamment au réglage au dixième de millimètre du saphir changé tous les 15 jours. Mais le battement d'une aile de papillon suffisait à tout dérégler. Ainsi, quand le samedi, rentrant de pension et écoutant le dernier 45 tours de Sensational Alex Harvey Band, tu devais te rendre à l'évidence que le son était pourri, qu'inexplicablement la stéréo avait disparu, tu appelais une de tes sœurs, papillon à peine sorti de sa chrysalide, et tu lui mettais une claque. Ce qui explique aujourd'hui encore cet air craintif qui assombrit le visage de tes sœurs

Comme pour Batman, vous vous posez la question, mais qu'en est-il de Alain begins? Tout commença non loin d'ici, dans une chambre où un bambin dodu fut extirpé de la matrice par une matrone d'un hameau voisin et reçu, en guise de bienvenue, une claque sur ses fesses, ce qui explique pourquoi depuis il ne supporte pas que quiconque lui touche, même pas lui. Le seul qui transgresse le tabou n'est autre que celui que l'on appelle le Baupin du notariat, à savoir François, connu pour être un adepte du touché recto verso. Après cette naissance traumatisante, excluant toute sexualité contre nature, tu vécus dans un milieu essentiellement féminin, ce qui, si j'en crois ton entourage, explique certaines choses, notamment cette surcharge pondérale que tu traînas pendant de longues années et dont ne subsiste aujourd'hui qu'un léger et récalcitrant bourrelet comme un trait de chantilly entre deux carrés de chocolat. Mais surtout, cet environnement féminin fit de toi un véritable tyran domestique. En effet, toute représentante de la gente féminine se devait, sous peine de sévices dont je vous épargnerai les détails, il n'est que d'observer les stigmates persistants sur les corps meurtris de tes sœurs, d'être à ton exclusif service (détails). 

A part ça, de ta vie à la ferme, il n'y a pas grand chose à dire. Tu te rendis compte assez rapidement, malgré les conseils avisés de Bertrand, que tu n'étais pas taillé pour user d'une suceuse, qu'elle fut d'occasion ou pas. Tu fis un passage chez Sanders avec le séduisant Thierry Robert et sous les ordres du gars Jouvo, spécialisé dans le dressage de rats et la réparation de vestiaires de filles. Cette expérience de manutentionnaire de sac d'engrais finit de te convaincre que l'expression de ta virilité devait trouver une autre voie que celle de la force brute et animale. Tel un Brian Ferry du Vexin, tu fis le choix de la suave et moite sensualité reptilienne qui s’immisce et chuchote dans les ombres du désir.   

Tout ça pour dire que la musique est l'élément central de ta vie, de ta vie culturelle. Peut-être cette passion s'exerça-t-elle avec le plus de frénésie lors de la vague punk qui correspondit chronologiquement à ton passage à l'université. J'emploie sciemment le mot passage, car on ne peut pas dire que ta production cérébrale, hormis "possession vaut titre", ait laissé beaucoup de traces dans les annales de la fac de droit de Rouen. En revanche cette période te permis d'améliorer ton coup de rein au flipper et surtout de te constituer une collection de vinyles en fréquentant quotidiennement les bacs de Mélody Massacre. Des Slits à Jonnhy and the Hot Rods en passant par Buzzcocks, Jam et docteur Olivenstein, rien ne t'échappait. Il te fallait tout avoir, quitte à ne rien écouter. John Peel, New Musical Express, Rock'n Folk, pressage anglais. Résultat, bien que fan des Dogs tu n'obtins jamais ton DEUG.

Ensuite. Ensuite, vous connaissez tous la suite de l'histoire. Dans les hésitations de l'émoi d'une passion douloureusement dévorante, dans les langueurs mortifiantes d'un l'amour naissant, ou comme dirait Bertrand, devant l'impérieuse envie de baiser, Alain déclara sa flamme à Christel, qui se fit un plaisir de souffler sur la braise, ou comme dirait Bertrand... Et tu finis par te marier, ce qui fit dire à Michel "Comme ça, il aura plus souvent les yeux en face des trous". C'est ainsi que tu entras dans un autre monde, celui d'un certain ascétisme épicurien. Tu échouas brillamment dans le notariat. Après la gauloise, la demi gauloise, la gauloise filtre, la demi gauloise filtre, le "demain je n'en fume plus que trois par jour" et le célèbre demain j'arrête, tu arrêta de fumer. Après, le sucre, après le demi sucre, tu arrêtas le sucre dans le café. Après le paris-brest, après la tarte aux pommes, après le gâteau de riz sec, après le demi gâteau sec, tu renonças au dessert. Mais comme dirait Bertrand, ce n'est pas parce que tu renonces au sucre que tu fais une croix sur les gâteries. Tu te mis à courir, à écouter de la musique folk minimaliste du genre frère biolaytiste à la guitare sèche et sœur bruniesque au chant. Tu as abandonné l'à peu près vestimentaire qui te permettait de te couvrir comme d'autres mangent pour se nourrir pour adopter l'élégance, le chic, le bon goût des harmonies de délicates fibres qui épousent ton corps s'élançant vers la perfection esthétique que d'aucuns qualifient, envieux, de Dandywarholienne.    

Et c'est ainsi qu'au fil de ces années qui s'écoulent et nous entraînent le long des berges de nos souvenirs, de nos espoirs, de nos désirs, tu es devenu l'essentiel de ta vie, l'essentiel d'autres vies, l'essentiel céleste d'une aube caressante. Alors Alain, si tu me permets une dernière fois de t'appeler Alain, même si un jour tu finis enfin par devenir vieux comme disent les envieux, ce dont je doute, émanera toujours de toi ce quelque chose  qui échappe aux mots, qui échappe à la parole,  mais qui nous sera toujours précieux. 

  
       

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