mardi 28 juin 2011

Discours

Voici le dernier discours en date écrit à l'occasion d'un double anniversaire.


Chère Agnès et chère Brigitte, comme l’affirma le célèbre castra Farinelli, les deux font la paire. La paire oui, mais pas comme deux gouttes d’eau, car contrairement à ce que pourrait laisser paraître cet anniversaire commun, vous n’êtes pas deux sœurs jumelles nées sous le signe des gémeaux, même si à l’époque le paysan n’hésitait pas à remettre le couvert. Bien que de conception et d’origine similaires vous êtes différentes. Vous pratiquant toutes les deux de puis de nombreuses années, mais selon des modalités distinctes, je confirme ces différences.
Puisque personne d’autre ne voulait s’y coller vous m’avez donc demandé d’écrire ce discours. Je dois vous avouer que c’est pour moi une première. C’est en quelque sorte un deux en un. Tenter de satisfaire deux femmes à la fois est un challenge qui m’a plu et il me suffit de regarder autour de moi pour comprendre pourquoi c’est à moi que vous l’avez demandé. Et puis comme on dit, qui peut le plus peut le moins. Rassurez-vous, je n’ai pas pris cette mission par-dessus la jambe.
Comme souvent je souhaitais écrire un texte de haute tenue qui vous aurait permis d’entamer un débat sur la base des idées ici développées. Mais apprenant que certains invités étaient natifs du Vexin et de surcroit paysans j’ai revu à la baisse mes ambitions.
Chère Agnès et chère Brigitte, c’est au moment de pénétrer plus avant dans vos intimités respectives que j’ai hésité sur la marche à suivre. Allais-je pratiquer la narration croisée, parallèle, chevauchante ? Devais-je m’en tenir à la stricte vérité qui n’est souvent que contextuelle car mentir n’est qu’une autre façon de dire la vérité.

Donc Agnès et Brigitte, A et B, vous êtes les deux seules de la famille à bénéficier du label terroir puisque contrairement aux autres vous êtes nées à la ferme dans les bêlements et les bruits de tracteurs, à cette époque qui aujourd’hui nous paraît lointaine où le paysan n’avait pas besoin de la PAC pour vendre ses œufs. La conception et ce qui en découle se sont déroulés dans la bien nommée chambre du bout. Blondinettes, vous vous êtes épanouies dans cette cour, entre ces arbres, sur ces pelouses. C’est ici, au bout de cette route finissante, que votre vie a commencé. Loin de la ville, loin du bruit, loin de vous doutez qu’il y avait une vie après Bézu, pour tout dire loin de tout, votre vie fut longtemps à l’abri du pécher, des tentations, du stupre, des turpitudes honteuses des nuits humides et des turgescences écarlates. Vous étiez encore loin d’envisager les mérites de la vieille suceuse d’occasion. Votre jardin était composé de roses et de choux. Vous viviez le bonheur de l’éloignement. Mais comme souvent, le bonheur, tel un fruit sur sa branche que l’on hésite à croquer, enrobait un secret. Le vent qui parcourait la campagne semblait avoir déposé dans vos chevelures la blondeur des champs de blé. Ceci pour donner une tonalité Marc Lévy. Je parle de champs de blé, mais à cette époque, tout comme aujourd’hui, vous étiez incapables de différencier le blé de l’avoine, l’escourgeon, que vous preniez pour un poisson, du maïs. Quant au débat passionnant et toujours d’actualité lancé par la France agricole « Blé sur blé, est-ce jouable ? » il vous passait au-dessus de la tête. Tout ça pour dire que malgré sa proximité vous n’étiez pas en osmose avec mère nature. Cette absence de sensibilité terrienne est assez répandue dans la famille, j’en veux pour preuve l’anecdote suivante. L’autre jour, soucieux du devenir de ceux qui nous nourrissent, je tentais de sensibiliser l’auditoire au problème de la sécheresse, aujourd’hui d’une prégnante acuité. Un de vos frères, qui il est vrai est très éloigné des problématiques agricoles mais dont par respect je préserverai l’anonymat mais connu pour son sens de la répartie que la finesse caractérise, me lança, certainement instruit d’une longue expérience « La sécheresse vaginale ? »

Après cette prime jeunesse vécue dans le respect des traditions et des valeurs qui ont fondé la France éternelle, phrase incompréhensible pour les moins de 50 ans, vous êtes toutes les deux allées à la ville. Si au début vous n’avez connu qu’institutions papales peuplées d’homme de dieu à la concupiscence arc-boutée sous la soutane et de religieuses à la recherche du petit jésus, vous n’avez pas tardé à aller brouter dans le champ d’à côté. Métaphore bucolique bien innocente. Encouragées par un frère discrètement licencieux à défaut d’être licencié, vous avez commencé à toucher du doigt les sources du désir. L’appartement à vocation familiale s’est rapidement transformé si ce n’est en maison de passes du moins en logement à fort passages dont certains de très longues durées. Certains soirs, faute de places, des visiteurs pragmatiques et au priapisme naissant, à défaut de pouvoir faire des projets sur la comète, les faisaient sur la moquette. Mais malgré l’exemple déplorable de leurs aînés qui n’hésitèrent pas à investir la désormais célèbre chambre du bout, les deux jeunes sœurs réussirent, non à la force du poignet mais grâce à leur opiniâtreté, leurs études.
Si vous êtes sœurs, jumelles à un coup près, vous n’en êtes pas moins différentes. L’une est intellectuelle et l’autre plutôt manuelle.

En certaines circonstances, comme aime à le dire Luc, il n’est pas désagréable d’avoir une femme habile de ses doigts. Même si ce ne sont que d’approximatives jumelles, elles ont toujours vu loin. L’une, avec quelques éclipses, avait, pendant longtemps, choisi de faire pousser ses congénères pendant qu’elle-même tirait. Aujourd’hui, toujours au service de la procréation, elle se situe en amont. Elle a en quelque sorte pris position dans le couloir qui mène à la chambre du bout. Car s’il y en a bien une qui sait ce qu’il faut faire, comment il faut le faire et ce qu’il ne faut pas faire, c’est Agnès. Pour aider les couples qui ne veulent pas garnir le tiroir à chaque coup, elle leur propose d’accrocher au-dessus du lit la photo d’un homme sautant d’un train en marche avant la traversée du tunnel. En quelque sorte, une version multimédia de la méthode Ogino qui, pour donner le résultat attendu, nécessite de laisser la lumière et d’être dans le sens de la marche, ce qui explique un taux d’échec relativement élevé dès l’instant où l’on sort des sentiers battus. Mais que l’on ne s’y trompe pas, mère de trois beaux enfants, dont l’une plus encline que la moyenne à la ronchonnerie, Agnès a aidé plusieurs milliers de fois les femmes à mettre le pied à l’étrier pour que retentisse le premier cri de la vie. Agnès ne s’est jamais lassée de voir l’origine du monde. Bien que notre présence fût indispensable, nous ne gardons aucun souvenir de notre naissance sans laquelle pourtant nous ne serions rien. Avez-vous déjà imaginé votre tête surgissant entre deux cuisses avec en face de vous une parfaite inconnue qui s’apprête à vous mettre deux claques sur les fesses ?
Les enfants des uns et des autres grandissant, Agnès est passée de sage-femme à intermittente de la gynécologie, prodiguant des conseils pour l’avant, pour l’après, se transformant en SAMU du lendemain, réalisant des consultations par téléphone sur la base de symptômes obtenus avec des questions du type c’est rouge, c’est irrité, ça pique, ça démange, ça coule ? Je n’irai pas plus avant dans les détails mais Agnès n’a jamais manqué de cas pratiques.
Brigitte, d’une habileté plus cérébrale à même de faire frémir les neurones encore vierges de toute sollicitation intellectuelle, a choisi le chemin des lettres. Ce choix dénotait chez elle un tempérament hors du commun lorsqu’on sait que ce choix de la culture, du savoir nécessitait de sa part de s’extirper d’un atavisme paysan baignant dans l’obscurantisme ancestral des superstitions véhiculées par l’ignorance triomphante. Cette paysannerie, représentée parmi vous par quelques spécimens que vous aurez aisément identifiés à leur regard dénué de toute expression, a toujours regardé avec méfiance ces feuilles assemblées et couvertes de signes que l’on appelle des livres. Se parant des signes de Barthes, elle se fit cygne, adepte des plaisirs des mots, portant au plus haut les auteurs, les créateurs de nos imaginaires. C’est non sans mal mais avec constance et patience qu’elle aide à l’émergence de cette autre vie qui est l’intelligence donnée, parfois avec parcimonie, à nos enfants qui ont souvent plus de boutons que d’idées. Elle a permis à des générations de collégiennes et de collégiens de découvrir ce qu’est et où se trouve l’attribut du sujet. Mais au-delà des règles et des contraintes qui nourrissent notre imagination, elle leur a fait découvrir que notre langue est source de plaisir, même si certains n’ont en tout et pour tout retenu que si il est parfois préférable faire tourner sa langue sept fois ce n’est pas forcément dans sa propre bouche. Le point négatif du choix professionnel de Brigitte est que je que je suis tenu de me farcir régulièrement ses collègues qui pour le coup sont agiles de la langue mais pas pour mon plus grand plaisir.
Voilà. Je n’ai pas dit grand-chose mais j’ai pris du temps pour le dire. Le temps passe et l’on se dit parfois « déjà ». Laissons le passer son chemin et suivons le nôtre. Agnès et Brigitte je vous souhaite de faire le mur et de vivre 50 années-lumière.

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