La frontière. Jusqu'ici c'était un ensemble de traits sur une carte. Des
traits qui serpentaient. D'autres tirés à la règle. Selon des règles
coloniales, géographiques, culturelles, hasardeuses. Comme un puzzle. Je
me souviens des cartes muettes qu'il fallait compléter, qui me
laissaient sans voix. Écrire des noms de pays dans ses frontières. J'ai
longtemps cru que les pays étaient prisonniers ou respectueux de leurs
frontières. Il peuvent les repousser, les abolir, les ignorer et même
les violer. Violer une frontière. Ça consiste en quoi, violer une
frontière? Passer en force. Faire fi de l'intégrité. C'est s'affranchir
du respect de l'autre pour l'asservir ou plus radicalement pour le faire
disparaître. Et pourtant, quoi que l'on fasse, on finit par se
rétablir, par être rétabli dans ses frontières. Parfois, peu sûr de soi,
peureux, paranoïaque, étriqué, on double la frontière d'un mur. Un mur
pour ne pas voir. Pour ne pas voir l'autre, pour ne pas voir la vie,
pour étouffer son souffle. Un mur qui serpente et s'enroule autour de la
liberté pour la broyer. Mais rien n'est jamais définitif, ni
l'oppression ni la souffrance. Il suffit parfois d'un peu de musique
pour que le mur s'écroule. Il arrive que les frontières frémissent,
qu'elles soient emportées par une irrépressible envie de liberté. La
frontière devient nomade, voire hésitante. Elle se reforme ailleurs.
Plus loin, plus près de notre destin.
Il arrive que la frontière
soit naturelle. Elle symbolise peut-être le mieux l'autre côté,
l'au-delà, un là-bas dont la nature nous a séparé. Un jour, cela ne
faisait qu'un mais nous ne devions pas encore être là. Pouvons-nous
l'imaginer, l'envisager? Pendant longtemps nous nous en sommes fait
toute une montagne. Elle est parfois liquide, faite de vagues,
probablement nées sur un autre rivage, qui s'échouent sur nos plages.
Par endroit, les marées grignotent les falaises qui avec le temps
s'affaissent. Nous essayons bien de construire des digues sans pour
autant être convaincus. Mais nous avons tellement besoin d'être
rassurés, de nous persuader que la meilleure solution est de résister.
Je me souviens de 89. Le mur s'ouvrait et laissait passer. Une frontière idéologique érigée pour s'isoler de la liberté. Il n'était question d'aucun flux migratoire, d'aucune invasion, d'aucun quota. La joie et l'allégresse se partageaient. Sourires et bras ouverts. Pourtant, je me souviens que dans nos esprits, cette frontière faite de parpaings était entrée dans la normalité, comme une fatalité historique. Il est étonnant comme ces régimes totalitaires pouvaient nous sembler installés pour longtemps. Et pourtant leur violence n'avait d'égale que leur fragilité, leur précarité. Dès l'instant où le peuple ne vis plus dans la crainte, dès l'instant où il n'a plus peur, la tyrannie se désagrège.
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