Je levai la tête. Le soleil commençait à disparaître derrière le
bâtiment. Il allait être 18h. Cette prochaine heure se laissait
anticiper sur l'horloge encastrée au-dessus de l'entrée. Je regardai
l'aiguille des minutes pour m'assurer que le mécanisme était toujours en
état de marche. Elle bougea d'un mouvement saccadé vers le haut.
Bientôt les aiguilles feraient un angle de 180°. Il me restait du temps.
J'avais hâte de partir mais j'aime cette possibilité d'une flânerie
quand l'impératif a le bon goût de se faire discret. Cette sensation que
le temps n'a aucune prise. J'entrai malgré tout dans la gare. Cette
idée de voyage me trottait dans la tête depuis plusieurs jours.
Simplement aller d'un point à un autre, me laisser porter, insouciant.
Quelques jours auparavant, j'étais passé retirer quelques dépliants sur
lesquels s'alignaient des horaires. Ils étaient imprimés en petits
caractères. A côté de la majorité d'entre eux, entre parenthèses était
noté un numéro qui, comme l'on dit, renvoyait en bas de page. Et en bas
de page, l'on trouvait un florilège d'exceptions. 1) circule à partir
du... 2) circule entre le...et le... 3) circule les dimanches et fêtes
sauf... 4) ne circule que le ... 5) circule tous les jours sauf ... 6)
ne circule pas les... 7) ne circule pas le dimanche sauf... J'en ai
oublié de nombreux autres. J'aurais pu regarder sur internet mais
j'avais fait le choix de voyager à l'ancienne, ou du moins de choisir ce
qui restait d'ancien dans le fait de prendre le train. Non par
nostalgie mais par curiosité, j'aimerais vivre quelques jours du temps
où nous n'avions ni internet ni portable. Cette époque n'est pas encore
si éloignée et pourtant je crois en avoir perdu toutes les sensations,
le parfum de l'air du temps.
Après avoir décrypté les horaires,
j'avais choisi Marseille comme destination. Je n'y étais jamais allé et
cela faisait longtemps que j'en avais émis le souhait.
Je
traînais d'abord dans le hall comme si je n'avais pas encore choisi. Je
pouvais être un voyageur attendant que s'affiche sur le tableau le
numéro du quai le long duquel s'arrêterait le train. Cette attente est
un moment crucial du voyage, elle peut avoir des répercutions sur son
déroulement et notamment sur son confort. Plus exactement, il faut être
attentif et réactif. Une sorte de condensé de la vie contemporaine.
Chacun, les yeux levés vers le tableau, exprime une tension,
l’appréhension de ne pas être assez rapide. Pour ma part, l'information
que je recherche avant tout est celle qui concerne l'état du trafic, qui
en général se trouve tout à droite du panneau qui les jours de chance
indique "A l'heure". Les voyageurs se retiennent de crier "Pour la SNCF
hip hip hourra!". Ces personnes qui vont bientôt voyager ensemble
forment un groupe compact, comme une cellule en formation complétée par
de nouveaux éléments l'heure du départ se faisant plus proche. Cette
promiscuité, alors que tout autour le hall offre des espaces libres,
s'explique par le fait qu'il est préférable de se trouver face au
tableau indicateur pour guetter dans les meilleures conditions la case
où va s'inscrire cette information tant attendue. De plus en vous
plaçant sur le côté, vous prenez le risque d'être à l'opposé du quai de
départ, handicap qui peut s'avérer insurmontable. Dès qu'au bout de la
ligne indiquant le numéro du train, sa destination et son horaire
apparait brusquement le numéro du quai, qui est en quelque sorte la
première étape du voyage, il faut bondir et ne faire preuve d'aucune
hésitation au risque de perdre l'avantage d'avoir été bien placé. Tant
que l'on occupe pas une place assise rien n'est gagné. Il est possible
alors d'observer un groupe de personnes se mouvoir dans la même
direction. Ce brusque mouvement, qui peut s'apparenter au départ d'un
sprint, donne lieu à des comportements étonnants. Comme si en dépendait
leur vie, certains en oublient les plus élémentaires règles de savoir
vivre, bousculant, invectivant à l'occasion un voyageur osant se mettre
en travers de leur route ou ne marchant pas assez vite. Parfois sont
pris dans ce flux des quidams qui pour leur malheur se trouvent dans le
passage alors qu'ils sont en partance vers une autre destination. Pour
ce qui me concerne, je ne me précipite jamais quitte à faire le voyage
debout, où mieux, à rater le train.
Ou je pouvais être
celui qui attend un voyageur en provenance. En provenance d'ailleurs. Le
voyageur et celui qui attend le voyageur, que je nomme ainsi faute
d'avoir trouvé un substantif adapté, ont en commun une préoccupation,
celle de l'heure. "Le train va-t-il partir à l'heure?" pour l'un, "le
même train va-t-il arriver à l'heure" pour l'autre. Mais ils ont leur
propre préoccupation qui les distingue l'un de l'autre. Celui qui attend
se demande si celui qui voyage a bien pris le train prévu pendant que
le voyageur se demande s'il sera bien attendu. Bien sûr, avec
l'omniprésence de moyens de communication instantanée, l'incertitude,
l'angoisse, la surprise ont toutes disparues. Le doute ne dure jamais
bien longtemps, tout juste le temps de composer un numéro. Tomber sur la
messagerie est le dernier espoir de suspens. Ecoutera-t-il mon message?
Tous les doutes précédents levés,on attend qu'il rappelle. J'aime bien
attendre. Attendre celui que l'on aime. C'est un "celui" multi sexe.
Attendre que son amour arrive. Attendre que son amour revienne.
L'attente contient cette appréhension, parfois cette peur de ne pas
reconnaître celui qui arrive. Cela n'a pas forcément à voir avec son
aspect extérieur mais au premier regard on sent que ce n'est pas lui,
que ce n'est plus lui. Il ne nous a pas vu. Il cherche. Il nous cherche.
Il suffirait de se retourner et de repartir seul, de s'éloigner. On ne
se l'avouerait pas, mais l'envie nous traverse. Tout cela en si peu de
temps. Nous n'avons rien formulé. Il nous a vu. A-t-il remarqué? Malgré
tout j'aime bien attendre. Je trouve extraordinaire notre capacité à
reconnaître en une fraction de seconde parmi parfois des centaines
d'autres le visage de celui que l'on attend. Nous balayons le proche
horizon et brusquement il est là. C'est lui. En un instant, il est
profondément proche.
En ce jour, j'étais celui qui
allait prendre le train. Je regardai l'heure. Il me restait à acheter
mon billet mais j'avais encore du temps pour flâner. Je ne sais pas
pourquoi, mais les halls de gare, du moins ceux que je fréquentes, sont
tous immenses. Larges, profonds, hauts et celui-ci ne dérogeait pas. Si
haut, que les sons devaient peiner à atteindre le plafond. Dans un tel
espace, chacun semble petit. C'est un endroit qui engendre l'hésitation
chez les novices. Ils entrent dans la gare et les questions surgissent.
On pourrait distinguer sur leur visage une certaine angoisse née
quelques heures auparavant. Il leur faut repérer. Repérer le guichet,
repérer le tableau afin de se rassurer qu'est bien prévu un train pour
la destination choisie et qu'il n'est pas sur le point de partir.
Repérer l'endroit où l'on composte. Repérer le quai. Pendant qu'il
hésite il est facile de repérer les habitués qui à ce titre ont leurs
habitudes. La gare leur est devenue un endroit neutre qui ne provoque
pas d'émotion particulière. A peine s'ils s'assurent de la réalité du
train qui les concerne. Certains bifurquent par le kiosque à journaux.
Comme une formule 1 qui s'arrête au stand, chaque geste a été répété des
centaines de fois. D'un même mouvement emprunt d'une fluide
détermination, ils se saisissent du quotidien et déposent la monnaie
dans la main du kiosquier qui, ouverte, se tend et se referme sans même
vérifier, du moins semble-t-il. Ils retournent ensuite dans le mouvement
qui les conduira jusqu'au quai. Pendant ce temps, l'hésitant, peut-être
par peur d'être entraîné dans une direction inappropriée, prend soin de
rester sur le côté, à distance de l'agitation.
Il me
restait encore du temps disponible avant le départ. J'avais envie de ne
pas être pressé. Et puis personne ne m'attendait à l'autre bout de
l'autre quai. Prenant le train, j'avais souvent espéré que quelqu'un
m'attende à l'arrivée même si personne n'avait prévu de le faire. Je
descendais du wagon, marchais vers la sortie et malgré moi je cherchais
un visage familier parmi les personnes qui scrutaient les arrivants.
Bien sûr je ne reconnaissais jamais personne. Je ne pouvais pas
m'empêcher de ressentir une certaine déception. Cette déception était
d'autant plus forte que je pouvais observer de joyeuses retrouvailles
faites d'embrassades, de sourires, d'éclats de voix. Ces gens semblaient
si heureux de se retrouver. Pour l'avoir vécue, je savais que cette
exaltation ne durait pas, qu'elle s'estompait pendant le trajet qui
menait de la gare au point final du voyage. Pourtant, vivre cette
intensité me rendait heureux. En un temps de solitude fait d'absences et
d'oublis, j'avais transformé les arrivées de trains en possibilités de
rencontres. Les jours où le désespoir me transperçait pour me clouer au
tourment, je marchais jusqu'à la gare, choisissais un train à l'arrivée
et me plaçais à la sortie du quai. De préférence je regardais les
femmes. J'attendais qu'elles aient fait quelques pas dans le hall pour
m'assurer que personne d'autre ne les attendait et souriant je me
dirigeais vers elles. Je devais avoir une tête de pervers psychopathe,
ce qui fait beaucoup pour un seul homme, car me voyant elles semblaient
effrayées, peut-être prêtes à faire appel aux forces de l'ordre.
Rapidement, je ne fis plus que regarder.
En regardant avec attention et sollicitude la vie d'une gare, la vie dans une gare, ce qui marque, malgré une agitation aussi apparente que constante (?) c'est l'organisation qui se traduit par une répartition spatiale (1). Ceux qui attendent sont au centre, à l'exception de quelques impatients qui arpentent le hall en espérant raccourcir plus vite le temps qui les séparent de l'être attendu.Gravitent autour de ce noyau ceux qui vont partir. Ceux qui vont se séparer. Ce n'est qu'en prenant le temps de regarder que j'ai découvert l'évidence. La gare est un lieu de séparation. Toutes sortes de séparations. Les séparations de chaque jour, sans conséquence, qui ne dureront que le temps d'un aller et retour. Il ne faut pas se cacher que sur le nombre, certaines sont amenées à se prolonger et même à devenir définitive. Ce n'est qu'une supposition mais le temps d'une séparation d'une durée de vie de quelques heures peut donner l'occasion d'une découverte qui fait disparaître l'envie de revenir. Parfois les séparations journalières finissent petit à petit par nous éloigner définitivement. Chaque jour, revenir pèse un peu plus. Même si l'on revient, on est plus là. Un soir, on ne monte pas dans le wagon. Les compagnons de voyage, ceux que l'on retrouve chaque matin, avec qui l'on a tissé des liens qui peuvent aller au-delà de la relation ferroviaire, constatent votre absence répétée. Les effets collatéraux d'une séparation sont ainsi nombreux. Il en est de même pour les séparations définitives, sans retour. Bien sûr, être sur les rails pour se séparer n'est qu'une façon d'apposer les scellées sur une vie commune. On peut s'éloigner sans partir.
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