jeudi 17 octobre 2013

Etude (1, 2)

1) Lui

J'ai relevé la tête et je l'ai vu tomber. Ou plus précisément, il a disparu de mon champ de vision. Mais cela s'est passé si rapidement, en une fraction de seconde, que seule une chute pouvait expliquer cette soudaineté. Jusqu'à ce moment, il ne s'était rien passé. Rien qui puisse justifier que je prenne du temps pour le raconter. Je n'aime pas relater le rien. Ce n'est ni une posture, ni un principe. J'ai déjà tenté l'expérience mais je n'en ai pas tiré toute la satisfaction que j'en espérais. J'étais parti du principe que toute vie est passionnante si l'on prend un temps soi peu le temps de s'y intéresser. J'ai choisi ma vie. Non pas tant parce que c'était la mienne mais plutôt parce qu'elle m'était plus familière que toute autre. Comme je ne voulais pas écrire un roman, j'ai décidé de décrire  par le détail un jour de ma vie. Il fallait que ce soit un jour de la semaine plutôt neutre. Le week-end était souvent chargé en évènements. Le lundi était trop marqué en tant que premier jour de la semaine. Le vendredi était trop influencé par le samedi. Il restait donc trois jours. Mon choix se porta sur le mardi. J'appréciais sa relative neutralité. Il était principalement et généralement constitué de riens. C'était le jour de la banalité. Le mardi choisi, je le vécu pleinement, avec attention, minute par minute afin que ma mémoire puisse le lendemain me rapporter tous mes faits et gestes. Et j'ai passé mon mercredi à décrire mon mardi. Pas tout à fait. Arrivé mercredi minuit, je n'avais pas fini de raconter mon mardi. Alors, j'ai laissé tomber.
J'ai donc supposé qu'il était tombé. Disons que j'avais de bonne raisons pour le croire. A cette époque, j'aimais observer les autres et plus particulièrement les passants qui, ensemble, formaient une foule. Je les regardais aller vers la gauche, vers la droite. Ils bifurquaient parfois pour changer de trottoir mais la plupart du temps ils suivaient une ligne droite. Cela donnait ainsi un mouvement régulier, une sorte de douceur ondulante. Et là, en un point précis, cette régularité à été comme contrariée. Le flot a hésité. Sans vouloir exagérer, je crois que la panique n'était pas loin. Des trajectoires ont été contraintes de s'écarter de leur ligne habituelle. C'est ainsi que certains passants n'ont eu d'autre choix que faire quelques pas sur la chaussée avant de pouvoir à nouveau marcher sur le trottoir. Mais ce fut l'histoire de quelques secondes au terme desquelles, comme si un coup de gomme avait fait disparaître une imperfection, il ne restait plus trace de l'incident. Ce ne fut pas pour me déplaire. J'aimais regarder ce mouvement vivant, cette densité qui ne permettait pas de discerner les individus. C'était une masse de couleur plutôt sombre, compacte qui emportait mes pensées. Je pensais retrouver ma tranquillité mais cet incident continuait de me trotter dans la tête.
Seul un évènement imprévu pouvait être la cause de cette chute car je restais persuadé que c'était une chute. Il est vrai que je n'avais pour ainsi dire rien vu. Je ne savais pas si c'était une femme ou un homme. J'ignorais si cet inconnu avait trébuché, s'il avait été bousculé, s'il avait été poussé volontairement. A bien y réfléchir, je dois me résoudre à avouer que je n'ai rien vu. Du moins pas au sens où on l'entend communément. Si je puis oser une comparaison, j'étais dans la position de l'astronome qui, étudiant la trajectoire de planètes, en déduit l'existence d'une nouvelle jusqu'à lors inconnue. La comparaison a ses limites dans la mesure où je ne peux pas prouver la réalité de cet incident par le calcul comme peut le faire l'astronome pour sa planète.   

2) L'autre

Il était à la terrasse d’un café. Je devrais dire du café car c’était toujours la même. L’avais-je vu à cette terrasse un nombre de fois suffisant pour pouvoir utiliser le mot toujours. De mon point de vue, l’utilisation de ce terme se justifie à partir du moment où je suis dans l’incapacité de préciser le nombre de fois où je l’ai vu à cette terrasse, ce qui est le cas. Je peux dire que je l’y ai vu souvent. S’il n’est pas le seul habitué de cette terrasse, il se distingue de l’habitué lambda d’une part par son assiduité et d’autre part par sa capacité à être en terrasse quelque soit le temps. Une habitude. Depuis longtemps, et non depuis toujours, je me demande ce qu'est une habitude, ce qu'elle signifie. Nous ne pouvons leur échapper. Certaines d'entre elles sont comme des sillons qui marquent notre vie, comme des traits qui la dessinent. J'ai parfois cette impression déprimante que ma vie est une succession d'habitudes, collées les unes aux autres, sans le moindre espace entre elles pour y glisser un changement. Et puis d'autres fois, avec lâcheté, je me dis qu'elles donnent un sens à ma vie, qu'elles me ressemblent, qu'elles sont moi et que si je m'en débarrassais, je disparaîtrais avec elles. Il ne resterait qu'un vide, un terrain vague traversé par le vent.
J'avais l'habitude, en passant dans le salon, d'écarter un rideau d'une des fenêtres qui donnaient sur la rue. Je faisais ce geste sans y penser. Une sorte de rituel inoffensif. Ce matin là, la première fois que je l'ai vu, il faisait froid. Le ciel était calme. Le vent de la veille avait disparu. Plusieurs tables occupaient la terrasse. Plutôt que d'écrire que je le vis pour la première fois ce matin là, il serait plus juste de dire que c'était la première fois que je le remarquai. Chaque jour, mon cerveau prenait une photo de la terrasse qu'il rangeait ensuite dans une boîte. Et ce matin là, comme chaque matin, après l'impression du jour, mon cerveau a passé en revue et comparé les clichés pour remarquer qu'ils avaient un point commun et m'en informa. Ce point commun c'était lui. Ainsi identifié, il n'a pourtant pas retenu tout de suite mon attention. Comme si il avait fallu que je m'habitue à sa présence, qu'elle me devienne familière. J'ai commencé à m'intéresser à ce qui n'était au début qu'une présence, un point de repaire sans signification particulière.   

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