1) Lui
J'ai relevé la tête et je l'ai vu tomber. Ou plus précisément, il a
disparu de mon champ de vision. Mais cela s'est passé si rapidement, en
une fraction de seconde, que seule une chute pouvait expliquer cette
soudaineté. Jusqu'à ce moment, il ne s'était rien passé. Rien qui puisse
justifier que je prenne du temps pour le raconter. Je n'aime pas
relater le rien. Ce n'est ni une posture, ni un principe. J'ai déjà
tenté l'expérience mais je n'en ai pas tiré toute la satisfaction que
j'en espérais. J'étais parti du principe que toute vie est passionnante
si l'on prend un tant soit peu le temps de s'y intéresser. J'ai choisi
ma vie. Non pas tant parce que c'était la mienne mais plutôt parce
qu'elle m'était plus familière que toute autre. Comme je ne voulais pas
écrire un roman, j'ai décidé de décrire par le détail un jour de ma
vie. Il fallait que ce soit un jour de la semaine plutôt neutre. Le
week-end était souvent chargé en évènements. Le lundi était trop marqué
en tant que premier jour de la semaine. Le vendredi était trop influencé
par le samedi. Il restait donc trois jours. Mon choix se porta sur le
mardi. J'appréciais sa relative neutralité. Il était principalement et
généralement constitué de riens. C'était le jour de la banalité. Le
mardi choisi, je le vécu pleinement, avec attention, minute par minute
afin que ma mémoire puisse le lendemain me rapporter tous mes faits et
gestes. Et j'ai passé mon mercredi à décrire mon mardi. Pas tout à fait.
Arrivé mercredi minuit, je n'avais pas fini de raconter mon mardi.
Alors, j'ai laissé tomber.
J'ai donc supposé qu'il était tombé.
Disons que j'avais de bonne raisons pour le croire. A cette époque,
j'aimais observer les autres et plus particulièrement les passants qui,
ensemble, formaient une foule. Je les regardais aller vers la gauche,
vers la droite. Ils bifurquaient parfois pour changer de trottoir mais
la plupart du temps ils suivaient une ligne droite. Cela donnait ainsi
un mouvement régulier, une sorte de douceur ondulante. Et là, en un
point précis, cette régularité à été comme contrariée. Le flot a hésité.
Sans vouloir exagérer, je crois que la panique n'était pas loin. Des
trajectoires ont été contraintes de s'écarter de leur ligne habituelle.
C'est ainsi que certains passants n'ont eu d'autre choix que faire
quelques pas sur la chaussée avant de pouvoir à nouveau marcher sur le
trottoir. Mais ce fut l'histoire de quelques secondes au terme
desquelles, comme si un coup de gomme avait fait disparaître une
imperfection, il ne restait plus trace de l'incident. Ce ne fut pas pour
me déplaire. J'aimais regarder ce mouvement vivant, cette densité qui
ne permettait pas de discerner les individus. C'était une masse de
couleur plutôt sombre, compacte qui emportait mes pensées. Je pensais
retrouver ma tranquillité mais cet incident continuait de me trotter
dans la tête.
Seul un évènement imprévu pouvait être la cause de
cette chute car je restais persuadé que c'était une chute. Il est vrai
que je n'avais pour ainsi dire rien vu. Je ne savais pas si c'était une
femme ou un homme. J'ignorais si cet inconnu avait trébuché, s'il
avait été bousculé, s'il avait été poussé volontairement. A bien y
réfléchir, je dois me résoudre à avouer que je n'ai rien vu. Du moins
pas au sens où on l'entend communément. Si je puis oser une comparaison,
j'étais dans la position de l'astronome qui, étudiant la trajectoire de
planètes, en déduit l'existence d'une nouvelle jusqu'à lors inconnue.
La comparaison a ses limites dans la mesure où je ne peux pas prouver la
réalité de cet incident par le calcul comme peut le faire l'astronome
pour sa planète.
2) L'autre
Il
était à la terrasse d’un café. Je devrais dire du café
car c’était toujours la même. L’avais-je vu à cette terrasse un nombre
de fois suffisant pour pouvoir
utiliser le mot toujours. De mon point de vue, l’utilisation de ce
terme se justifie à partir du moment où je suis dans l’incapacité de
préciser le nombre de fois où je l’ai vu à cette terrasse, ce qui est le
cas. Je peux dire que je l’y ai vu souvent. S’il
n’est pas le seul habitué de cette terrasse, il se distingue de
l’habitué lambda d’une part par son assiduité et d’autre part par sa
capacité à être en terrasse quelque soit le temps. Une habitude. Depuis
longtemps, et non depuis toujours, je me demande ce qu'est une habitude,
ce qu'elle signifie. Nous ne pouvons leur échapper. Certaines d'entre
elles sont comme des sillons qui marquent notre vie, comme des traits
qui la dessinent. J'ai parfois cette impression déprimante que ma vie
est une succession d'habitudes, collées les unes aux autres, sans le
moindre espace entre elles pour y glisser un changement. Et puis
d'autres fois, avec lâcheté, je me dis qu'elles donnent un sens à ma
vie, qu'elles me ressemblent, qu'elles sont moi et que si je m'en
débarrassais, je disparaîtrais avec elles. Il ne resterait qu'un vide,
un terrain vague traversé par le vent.
J'avais
l'habitude, en passant dans le salon, d'écarter un rideau d'une des
fenêtres qui donnaient sur la rue. Je faisais ce geste sans y penser.
Une sorte de rituel inoffensif. Ce matin là, la première fois que je
l'ai vu, il faisait froid. Le ciel était calme. Le vent de la veille
avait disparu. Plusieurs tables occupaient la terrasse. Plutôt que
d'écrire que je le vis pour la première fois ce matin là, il serait plus
juste de dire que c'était la première fois que je le remarquai. Chaque
jour, mon cerveau prenait une photo de la terrasse qu'il rangeait
ensuite dans une boîte. Et ce matin là, comme chaque matin, après
l'impression du jour, mon cerveau a passé en revue et comparé les
clichés pour remarquer qu'ils avaient un point commun et m'en informa.
Ce point commun c'était lui. Ainsi identifié, il n'a pourtant pas retenu
tout de suite mon attention. Comme si il avait fallu que je m'habitue à
sa présence, qu'elle me devienne familière. J'ai commencé à
m'intéresser à ce qui n'était au début qu'une présence, un point de
repaire sans signification particulière.

3) Le vieux
"Le
vide. Y plonger. Ne jamais en revenir. Se perdre dans sa profondeur.
Oublier. Dès la première seconde. Avant que les regrets ne grondent.
Avant que l'élan ne se dissipe. S'offrir à la fatigue. Née de l'amour
qui m'irrigue. Ces sentiments m'intriguent. Ils persistent, résistent.
L'onde se précipite. Comme si elle fuyait devant la peur. De quoi ai-je
si peur? Je pense à la vie. Se laisser emporter. Les images traversent
l'hésitation. Je regarde mes mains. Elles reposent sur l'accoudoir. Qui
pourrait les croire vivantes? Elles ont laissé s'échapper l'avidité.
Elles n'hésitent même plus."
Il est dans son fauteuil,
face à la fenêtre. Au début, c'était un fauteuil parmi ceux qui
occupaient le salon. Puis, le temps passant, il était devenu son
fauteuil. C'était comme si, plus il vieillissait, plus lui et cet objet
devenaient indissociables. A croire qu'il était devenu un élément de ce
fauteuil. Du moins pour les autres. Sa gouvernante le déposaient
toujours dans celui-là. A la réflexion, mais sans qu'il puisse le
vérifier, il n'aurait peut-être plus supporté d'être installé dans un
autre. Quand il regardait ses mains, il ne pouvait s'empêcher de voir ce
fauteuil comme une planche, une planche que les derniers instants
soulèveraient pour le faire glisser six pieds en aval. Cette
perspective, cette certitude, ne semblait pas l'affecter. Il n'exprimait
plus rien. Avec le temps, il avait réussi à faire admettre qu'il était
sourd, ou du moins que l'état de son audition ne lui permettait pas de
soutenir une conversation. Il affectionnait la vision silencieuse.
Maintenant, il regardait. Il passait son temps à regarder. Rien de
précis. Parfois, rien. Regarder était la dernière habitude dont il
gardait la maîtrise. Regarder lui procurait une sensation de légèreté,
comme un souffle se libérerait d'une chrysalide. Un papillon se
souvient-il qu'il fut une larve? Une larve prête à dévorer ses
congénères.
Ce matin, il attend. Il regarde l'une des
fenêtres qui lui font face. Cela fait plusieurs matins qu'il l'a
remarquée. Pas tant la fenêtre que ce qui s'y passe. Il ne saurait dire
depuis combien de temps cela dure, ce qui n'a d'ailleurs aucune
importance. De l'autre côté du trottoir s'élève un immeuble imposant
composé, comme l'on dit, de pierres de taille. Ce détail lui donne toute
la respectabilité dont on a voulu le parer. Il comporte six étages.
Cette façade, qui seule s'offre à son regard, est percée de hautes
fenêtres. Elles demeurent jusqu'au soir dans l'ombre du jour. Peut-être
paraissent-elles plus claires l'été. Si l'on n'y prend garde, elles
semblent identiques. Ce que dément une observation quotidienne.
4) Lui
J'ai ressenti cette tentation. J'aime être tenté. J'apprécie cette
possibilité. Je ne veux pas en être délivré. Je n'ose pas à chaque fois. Ma vie
est en partie une frustration. J'ai une réserve de tentation. Commune, la première
tentation dont je me souviens fut sensuel. Comme une attraction. Une attirance
imperceptible. Je me trouvais dans un cinéma. J'avais pris place dans un
fauteuil. A cette époque, j'avais probablement un corps. Je ne sais pas quelle
conscience j'en avais. Il ne m'a laissé aucun souvenir jusqu'à cette soirée. Il
n'était une source de rien. Lorsque j'essaye de m'en souvenir, il n'évoque
aucune sensation. Bien sûr, demeure les photos mais elles n'offrent à mon
regard que deux dimensions. Lorsque je regarde les plus anciennes, elles ne
représentent que ces instants qu'elles ont figés. Des instants sans épaisseur,
sans odeur. Elles sont des points fixes, comme des impasses émotionnelles.
Elles attestent de mon existence mais n'ont aucun sens. Elles sont peuplées
d'êtres qui ne m'évoquent rien, dont la plus part sont probablement morts. Ils
demeureront des instants en noir et blanc dont les regards ne laissent aucune
ombre.
Peut-être était-ce la première fois que j'allais au cinéma. Je n'ai gardé
que très peu de souvenir du film qui passait ce soir là. En revanche, j'ai un
souvenir ébloui du hall d'entrée. Dans mon souvenir, en arc de cercle, il était
haut, large, profond, le mur tapissé d'affiches annonçant les prochains films.
L'éclairage ne laissait aucune zone d'ombre. Une fois les tickets en notre
possession, nous nous sommes dirigés vers une des portes à battants.
5) L'autre
Quand le temps aura fini de passer, de quoi
nous souviendrons-nous ? Quand je marchais dans les rues l’esprit libre, j’aimais
regarder les visages des personnes que je croisais. J’étais plus attentif aux
visages des femmes même si les traits de certains hommes retenaient aussi mon
attention. Ces visages pouvaient m’avoir procuré un plaisir esthétique, avoir
provoqué l’envie de les regarder plus longtemps que l’instant d’un croisement. Mais
je remarquais que, appartenant à une femme ou à un homme, je ne gardais aucun
souvenir de ces visages. Je suis pourtant persuadé qu’il reste en moi quelque
chose de ces yeux qui m’ont regardé ou ignoré, de ces cheveux qui pouvaient évoquer
un autre souvenir, de cette harmonie qui crée l’unique. Lorsque les femmes
croisées étaient suffisamment espacées, je respirais leur parfum. Ma façon de
me comporter me mettait parfois mal à l’aise. C’était le cas lorsque je
découvrais un visage qui dans l’instant me fascinait. Je ne pouvais m’empêcher
de le regarder avec une intensité qui pouvait être ressenti comme une
intrusion. Je finissais par regarder ailleurs avec un sentiment de culpabilité.
Je n’étais pourtant qu’un photographe qui n’aurait pas pris de photos.